Denise au Ventoux
Michel Jullien

Editions Verdier
litt francaise
janvier 2017
144 p.  16 €
ebook avec DRM 10,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Chienne de vie

Le style de Michel Jullien est d’une richesse peu égalée dans le paysage littéraire contemporain. Ici, entre humour et tragédie, il raconte la relation unissant un homme et un chien lors d’un périple qui n’aboutira à rien de moins qu’à l’expérience d’une révélation.

Une fausse simplicité

Denise, c’est le nom du bouvier bernois qui a jeté son dévolu sur Paul, employé de banque parisien. Paul a hérité provisoirement de la chienne après que sa maîtresse, la sœur dépressive d’une amie, s’en est séparée pour suivre un opportuniste néerlandais aux Etats-Unis. Avant le retour de la jeune femme, Paul profite d’un long week-end pour aller randonner sur le mont Ventoux avec Denise, qui souffre de « couardise urbaine ». L’intrigue paraît simple, mais détrompez-vous, elle est tout entière dans les détails. La partie parisienne du roman est férocement comique, parfois franchement burlesque, avec ce personnage hollandais spécialisé entre autres dans le commerce de trèfles à quatre feuilles. Et c’est peu dire que le chien de 43 kilos détonne sur les trottoirs lors des promenades rituelles, entre lesquelles il guette le bruit de la clé dans la serrure d’une chambre de bonne à peine plus grande qu’une niche. Davantage à la mesure de son gabarit, le mont Chauve offre son espace à l’ascension. Dans cette géographie à perte de soi, au milieu de la solitude du massif vauclusien, Paul ne décidera pas cette fois de l’itinéraire ni de la durée de la balade ; entre chemins pierreux et ravins, on grimpe, on glisse et on oublie le temps. La tragédie peut commencer.

Quelque chose de grand

Michel Jullien ne dévoile pas tout de suite son jeu, aimant nous semer dans les chemins de traverse, poser des jalons dont on comprend, à la toute fin, qu’ils étaient précieux pour se hisser au faîte du mystère. Peu à peu, le récit se dépouille, âpre et sec, laissant apparaître l’essentiel d’une réalité détachée de tout, dans un hors-temps où le mouvement s’arrête et la contemplation advient. Ce roman délicat à deux versants, écrit dans une langue travaillée en profondeur, nous relie à l’ordre des choses grâce à l’amour sans partage de cette pauvre bête de Denise, guide des sommets splendides.

 

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coup de coeur

Vie de chien

Prise de contact avec Denise au Ventoux : effarement. Impression de lire un roman de Francis Ponge. Attention, j’aime Francis Ponge, dix lignes, vingt lignes d’une écriture serrée, recherchée, dense, au mot rare, à la tournure désuète voire biscornue. Les choses vues de près, à la loupe, comme on ne les regarde pas, pressé que l’on est.
Mais un roman entier, même s’il ne fait que cent trente huit pages, un roman entier écrit ainsi…
Je n’aime pas renoncer, je m’accroche, je comprends que mon rythme n’est pas le bon, qu’il me faut contrôler mon souffle. Je ralentis, je prends mon temps, je passe sur les mots qui me sont inconnus, en apprécie les sonorités, en subodore vaguement le sens, me dis qu’un jour, peut-être, j’ouvrirai un dictionnaire. Je poursuis ma quête, commence à apercevoir le paysage autour, encore quelques pas avant d’atteindre le sommet. J’y suis, c’est beau, vraiment beau !
J’ai adoré Denise au Ventoux, j’ai aimé ce livre qui ne se donne pas, qui ne s’avale pas comme ça, en passant. Je l’ai achevé émerveillée par tant de beauté car le final est grandiose, d’une poésie peu égalée qui m’a bouleversée.
Que je vous présente Denise qui s’est appelée Cooky puis Athéna mais le narrateur « lui trouvait un air à s’appeler Denise » : « un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule avec ses permanentes aux oreilles et ses mèches frisottées, l’humilité de son port, l’inné naturel se dégageant de son regard en chandelle, sa brave mine sociable… »
Denise ? Un magnifique bouvier bernois femelle qui occupe royalement « le canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du thorax, le gros du ventre aussi, le péritoine offert avec, plus bas, ses lignes de tétons et elle en avait tant, rosis, en chemin de pis, double fortins, des mamelles dans le crin, petits plots fripés, la vulve en cul-de-poule au partage des cuisses creusées d’un incarnat blanchâtre – là où manque son pelage naturel, une plaque qui ressemblait aux maladies, teinte crevette -, le cou cassé sur l’accoudoir, sa tête de chien déjetée sur le débord d’un coussin solitaire du convertible, une babine s’affaissant sous son propre poids, découvrant une cordillère de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d’aiguilles blanches, un diorama – plus tellement blanches, teinte mastic à cinq ans-, tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes. »
Oui, Denise est fatiguée car Denise est parisienne et les marches en montagne ne font pas vraiment partie de son quotidien ! Que fait Denise avec Paul, le narrateur, au mont Ventoux ? Alors là, c’est une histoire, une sacrée histoire que je ne vais pas vous raconter ! Il faut dire que Denise a choisi Paul qui a accepté Denise. Mais Denise n’est pas à Paul, Denise est à Valentine et Valentine est allée courir le monde avec un bel homme du nom de Joop Van Gennep (oui, hollandais) – un être extraordinaire dont les activités commerciales m’ont fait pleurer de rire, oui, vraiment ! Parce que, sachez-le tout de suite, ce texte est drôle, très drôle, la comédie humaine burlesque à souhait. L’humour est piquant, mordant (sans mauvais jeu de mots, bien entendu !) L’œil attentif et amusé du narrateur observe le monde : tout se passe comme s’il se sentait vaguement étranger à toute cette mascarade.
Donc Denise est à la montagne. Elle s’éveille enfin, se réveille, celle qui dort beaucoup, à l’affût de la moindre odeur, du son le plus ténu et ce qu’elle découvre sur les pentes du Ventoux la transporte follement. Alors, elle court, celle qui ne se promène qu’en laisse, elle grimpe, suivie de Paul : « elle rentrait ivre des grandes terres, d’une bambée comme jamais elle n’en avait connue car, en plus des distances, des bonds et des galops, nulle part de tout le jour elle n’avait senti l’homme à part moi, cette essence usuelle à sa truffe, disparue, on eût dit qu’elle s’en grisait, du manque. »
J’aime les chiens, j’ai toujours eu des chiens, de toutes les tailles, de toutes les races, je les observe avec plaisir, je guette avec délice leurs réactions, analyse leur caractère. J’aime les textes qui parlent d’animaux, ceux de Colette, Virginia Woolf, Elisabeth von Arnim, Romain Gary, Roger Grenier, Akika Mizubayashi, Timothy Findley mais franchement, j’ai rarement lu de description aussi juste du comportement animal. Michel Jullien a un chien, des chiens sûrement, j’en mettrais ma main au feu. Voici par exemple le repas de Denise : « Les chiens ont une façon de manger à l’envers, ils engorgent le meilleur, dilapident sans goût, bâfrent d’abord sans succulence et se délectent ensuite des traces subsidiaires, les seules sapides dirait-on raffinées ; tout se passe comme s’ils voulaient se débarrasser du principal pour en venir aux exquis rogatons, aux souillures collées sur les bords de l’assiette, les seules précieuses à leurs papilles. Lorsqu’il n’y a vraiment plus rien dans la gamelle, alors le chien commence à manger. » C’est génial, d’une pertinence absolue !
Evidemment, je me suis attachée à Denise, une bonne bête, vraiment ! Evidemment, Paul aussi s’est attaché à Denise, mais Denise n’est pas à Paul vous ai-je déjà dit…

Je parlais de Ponge, du Parti pris des choses, il y a, je crois, de cela chez Michel Jullien, une certaine attention aux choses et aux êtres, à ce qui fait le monde, une sorte de contemplation, amusée souvent, étonnée parfois, fascinée toujours, de la forme que prend ce monde, cuissots de chien ressemblant aux contours de l’Afrique, bêtes à quatre pattes « debout comme des tables », truffe de l’animal dessinant sur la vitre embuée l’esquisse d’une estampe japonaise. Les choses se font paysages, œuvres d’art, natures mortes, le vivant se réifie, encore faut-il prendre le temps de voir, d’observer, d’arrêter son regard, de cesser sa course.
L’écriture ici nous y aide, qui sert de frein.
Ralentir pour regarder dans le ciel le passage d’un avion : « Il me semblait qu’une certaine éternité naissait ou s’éteignait dans quoi nous étions désormais retranchés », vivre une espèce d’éternité commune, un face-à-face fou d’amour dans un paysage fou de beauté, homme et chien. L’animal, expert en attente. L’homme s’y initiant, contraint certes, mais refusant désormais le temps inscrit à son poignet.
Tous deux unis à jamais, quoi qu’il arrive. Mais j’en dis trop, j’en dis trop.

Une ode à la beauté, à la vie, à l’amour, au don de soi et au temps qui passe. Un texte fort et inoubliable.

Retrouvez Lucia Lilas sur son blog 

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