Quel lecteur êtes-vous Philippe Claudel ?
« C’est parce que je lis que j’écris »
Il en a fait du chemin Philippe Claudel depuis « Meuse l’oubli », son premier roman paru en 1999. Deux prix littéraires, le Renaudot et celui des lectrices de ELLE pour « Les âmes grises » l’ont fait pénétrer dans le cercle des auteurs à succès. Ce qui ne l’empêche pas de lorgner du côté du cinéma, son autre passion avec la littérature, puisqu’il a tourné quatre films. Pourtant, il fuit la foule, les honneurs, les cocktails. Lorsqu’il vient à Paris, soit pour les séances de l’Académie Goncourt dont il est membre, soit pour des interviews, il y reste le moins longtemps possible. Ce n’est qu’à Dombasle, près de sa femme Dominique qui est aussi sa première et sa plus intransigeante lectrice et leur fille Cléo qu’il aime se poser (mais certainement pas se reposer). Et lire. Rendez-vous est donné aux éditions Stock où, entre chien et loup nous discutons lectures. Un sujet sur lequel Philippe Claudel se montre intarissable.
Avez-vous toujours été un lecteur boulimique ?
Oui. D’ailleurs, je me définis comme un lecteur qui écrit des livres, pas comme un écrivain. J’ai toujours eu des scrupules, même aujourd’hui où j’en suis à plus d’une trentaine d’ouvrages publiés, à me présenter comme écrivain. A l’origine, il y a la lecture. C’est parce que je lis que j’écris.
Etes-vous d’une famille de lecteurs ?
Je suis d’une famille modeste. Formée d’ouvriers très pauvres du côté maternel, mais mon grand-père qui était un prolo de Ménilmontant, se faisait engager dans les chœurs du Châtelet pour pouvoir chanter. Et composée, du côté paternel, de paysans qui ne possédaient rien, mais qui étaient passionnés d’Histoire. Ils avaient des goûts qui n’étaient pas de leur milieu. Et ma mère me lisait des livres. J’étais un petit souffreteux malade, et j’aimais bien ça. Elle me lisait des contes, ce que j’ai reproduit avec ma fille, même aujourd’hui alors qu’elle a dix-huit ans ! Cela créé un lien physique et intime. Et à partir du moment où j’ai su lire, très vite j’ai éprouvé le désir d’écrire, grâce à un instituteur qui nous obligeait à venir une ou deux fois par semaine avec deux vers de poésie.
Quels sont vos premiers souvenirs de lecture ?
L’histoire de « Boucle d’or et les trois ours » fut fondatrice pour moi. Et je pense même que ça a orienté mon choix amoureux ! Une blonde avec des boucles. On en rigole avec ma femme. Plus tard, j’ai adoré cette collection des « contes et légendes », blanche avec une tranche dorée si je me souviens bien. J’étais fou de déesses égyptiennes ou d’Hélène de Troie. Puis je suis entré au pensionnat, à la fin de la 5e, et là la lecture est devenue encore plus indispensable, un réconfort constant.
Quel genre de livres préfériez-vous?
J’étais un gros lecteur d’Arsène Lupin de Maurice Leblanc, de Sherlock Holmes, bref toute la littérature policière et populaire. Puis très vite la montagne est apparue dans ma vie. J’ai grimpé dans les livres avant de grimper vraiment. J’ai lu tous les grands classiques, Frison Roche, Samivel, les auteurs un peu historiques. Au même moment à peu près, j’ai découvert, grâce à l’école, les classiques, et notamment Maupassant, qui est certainement l’écrivain qu’entre quinze et vingt-cinq ans, j’ai le plus lu et relu.
Qu’est-ce qui vous plaisait tant chez lui ?
C’est un formidable conteur, et j’ai été tout de suite sensible à sa langue. Maupassant n’est jamais présenté comme un styliste, ce qui est injuste. C’est un styliste discret, mais ses constructions sont éblouissantes. Il n’a pas de descendance, la nouvelle reste le parent pauvre de la littérature française.
J’ai découvert ensuite Baudelaire, qui reste pour moi LA grande lecture. Je l’ai, lui aussi, lu et relu. Et pas seulement ses poèmes, mais aussi les lettres, les journaux intimes. Puis j’ai dévoré tous les classiques, et aujourd’hui encore, je suis un boulimique et je continue à acheter des livres.
Quand commencez-vous à écrire de manière sérieuse ?
Le seul moment où je désire devenir écrivain, c’est entre 17 et 22 ans. Je me pense poète, et je vais dans les cafés, j’écris des vers, et j’en bois beaucoup aussi ! Je succombe à la mythologie de l’écrivain. J’imagine des pièces, des débuts de romans, des scénarios de films. Je me mets la barre très haut. J’ai ce désir d’écrire, qui ne faiblit pas, même lorsque je suis bien obligé de constater que c’est nul !
Après Baudelaire et Maupassant, éprouvez-vous d’autres chocs littéraires ?
Je lis Bazac, Zola, et Proust, mais je n’ai jamais fini « La Recheche » et je ne la finirai jamais. C’est deux pas en avant et trois pas en arrière. J’ai décidé que c’était une œuvre qui devait accompagner ma vie, et ne jamais se terminer ! C’est l’un des rares livres, avec les « Pensées » de Pascal, que je garde sur mon chevet, toute « La Recherche » en un seul Omnibus. Mais le grand choc de mes jeunes années, reste le « Voyage au bout de la nuit » de Céline. Je commence et je pense que je n’ai jamais rien lu de tel. C’est une grenade. A l’époque, je fais comme études « bistrot » ! Puis je rencontre Dominique et elle me pousse à me réinscrire en fac… Je suis des cours de littérature et de cinéma et je vais jusqu’à décrocher l’agreg puis je passe ma thèse et voilà. Grâce aux lectures obligatoires, je découvre Pascal, et « Le mariage de Figaro » de Beaumarchais qui m’ont beaucoup marqué. La langue française n’a jamais été aussi bien écrite qu’au 18e siècle.
Lisiez-vous aussi des vivants ?
Des vivants consacrés. Duras, Robbe-Grillet, Claude Simon, Gracq avec qui je suis entré en correspondance. J’ai fini par le rencontrer. Il était charmant, pas du tout austère. Et puis les plus jeunes, comme Hervé Guibert, Jean-Philippe Toussaint, que je lis toujours, et Annie Ernaux aussi.
Vous faites partie de l’Académie Goncourt. Comment garder son enthousiasme et sa fraîcheur lorsqu’on lit à ce rythme ?
C’est parce que je suis un gros lecteur que j’ai accepté l’invitation de l’Académie Goncourt. Ce n’est pas un honneur, mais une mission au service des autres, avec des masses de lectures qui comptent des très jolies choses et pas mal de livres « que c’est pas la peine » ! Et à chaque mois de septembre effectivement, je traverse une sorte de période de dépression. De lecteur et d’écrivain. Je n’ai plus envie. Depuis le mois de mai, on a dû lire intégralement entre cent et cent vingt livres. Il y a un phénomène de rejet. Et surtout, ça m’éloigne de la littérature étrangère que j’aime énormément. Alors je refais une cure à l’automne, quand notre première liste est bouclée. Dernièrement, j’ai découvert « Guerre et térébentine » de Stefan Hertmans, « Une vie entière » de Robert Seethaler, « L’intérêt de l’enfant » de Ian McEwan, qui a le talent pour implanter immédiatement son personnage dans un milieu socio-professionnel, et le rendre vrai. Je viens de relire aussi tout W.G. Sebald, un auteur allemand mort en 2001.
Avez-vous éprouvé des grands chocs ces dernières années, des révélations ?
Des confirmations plutôt. Je trouve que « Boussole » de Mathias Enard, à qui nous avons donné le Goncourt, est un grand livre d’un auteur qui monte en puissance. Il a du coffre. C’est un roman érudit, pas facile, qui se mérite, avec une langue, une culture, une façon de nous rappeler que l’Orient nous a été essentiel, nous a nourris.
Lisez-vous aussi ce que David Foenkinos appelle, les collègues de bureau ?
Enormément. Les deux Rolin, Jean et Olivier, Sylvie Germain, Annie Ernaux, Jean Echenoz, Patrick Lapeyre, Yves Ravey… Je ne peux pas concevoir un écrivain coupé du reste du monde littéraire.
COMMENT LISEZ-VOUS ?
Marque-pages ou pages cornées ?
Cornées, délicatement. Il m’arrive parfois aussi de glisser des feuilles mortes entre les pages. Mais en fait, le plus souvent je mémorise la page.
Debout, assis ou couché ?
Les trois mon général. Je me surprends parfois, comme lorsque j’étais gamin, à lire debout dans la cuisine en train de faire un truc. Assis bien sûr dans le train ou l’avion. Et le plus grand plaisir, c’est couché. Je suis un couche-tôt, et de toute manière je ne peux pas m’endormir sans avoir lu quelques pages.
Jamais sans mon livre ?
J’en ai effectivement toujours un sur moi. Je voyage avec un excédent de livres, même pour une journée.
Un ou plusieurs à la fois ?
Souvent plusieurs. J’écris aussi plusieurs choses à la fois
Combien de pages avant d’abandonner ?
Une vingtaine à peu près. Je me dis que, sauf à vouloir volontairement créer un parcours d’obstacles comme Umberto Eco s’en était expliqué dans « Le Nom de la rose » (il fallait passer le cap de l’érudition des cent premières pages), si en vingt pages je n’ai pas ressenti une étincelle, un lien entre le livre et moi, ça ne se fera plus après.
L’ORDONNANCE DU DOCTEUR CLAUDEL
« L’amant » de Marguerite Duras
« Les fleurs du mal » de Baudelaire
« Les pensées » de Pascal
« L’occupation » d’Annie Ernaux
« Sylvie » de Gérard de Nerval
Propos recueillis par Pascale Frey