Cela débute par une chaude journée d’été, en Vendée, l’occasion d’une promenade à bicyclette. La balade sera courte : les trois coups de la pièce qui va se jouer retentissent sous la forme du tocsin qui sonne la mobilisation générale. Nous sommes en 1914, la guerre est déclarée. Jean Echenoz choisit d’emblée le mode mineur, la simplicité et l’individuel pour raconter ce qui va suivre. Sans grandiloquence, tout en sobriété, l’auteur s’approche de la Grande Guerre au présent, temps de l’expérience immédiate, de l’histoire, et non de l’Histoire avec « sa grande hache », comme l’a exprimé Perec.
Parmi les millions d’acteurs plus ou moins (d’ailleurs moins que plus) consentants qui vont jouer leur rôle dans la Grande Guerre, sont extraits cinq destins individuels, des hommes qui ont une identité, une famille, un métier, et qui partent vers ce qui ne doit durer que quelques semaines, mais qui durera quatre ans. L’attention se focalise plus particulièrement sur un jeune homme, Anthime, comptable dans une petite entreprise familiale, et qui va aussi participer malgré lui à cette tragédie humaine. Jean Echenoz, virtuose du style, dépeint en quelques phrases la vie dans les tranchées, menant le récit tambour battant. Il balaie délibérément d’un revers de plume les grandes dates, les grands événements, parce que tout ça « a été décrit mille fois ». Lui, ce qui l’intéresse, ce n’est pas « l’opéra », c’est la guerre à hauteur d’hommes, ce sont les figurants qui la composent et qui s’animent dans les détails : les uniformes trop grands ou trop petits, costumes qui sont distribués à des comédiens qui devront improviser sur la scène de ce drame à échelle tellement plus grande qu’eux, et mis en musique par des orchestres officiels de pacotille qui tombent au front comme les autres. Les jours se ressemblent dans l’horreur, nul besoin d’emphase pour comprendre les blessures, la peur, la saleté, les poux, la faim, la mort de près. L’instinct grégaire est plus exacerbé que jamais : on veut rester entre « copains », seuls repères parmi cette masse humaine et cette promiscuité imposée des tranchées et des « boyaux ». Pour autant, Jean Echenoz n’épargne pas son lecteur et en une phrase jaillit la boucherie humaine : « Anthime a vu, cru voir encore des hommes en trouer d’autres juste devant ses yeux, tirant aussitôt après pour dégager leurs lames des chairs par effet de recul ». Les hommes deviennent des bêtes traquées par l’ennemi dont on ne sait jamais trop bien qui il est en réalité, ceux d’en face ou ceux qu’on ne voit jamais qu’à l’arrière, prêts à fusiller pour l’exemple les déserteurs en puissance.
Mais « 14 » est aussi un roman d’amour et de vie. La fraternité, la compassion et la soif de liberté ne sont pas émoussés par l’atrocité. Et puis, il y a en filigrane un roman familial qu’un mauvais tour de passe-passe de l’Histoire a fait dévier de sa tranquille destinée. Le magnifique personnage féminin qui innerve le livre tout entier, c’est Blanche, au prénom de circonstance ; simple et courageuse, la jeune femme est l’emblème de toutes celles qui ont dû prendre leur destin en main parce que l’Histoire, la grande, leur a volé leur homme, leur jeunesse et l’insouciance de leur vingt ans. Blanche choisit la vie au milieu de ce champ de bataille, elle met au monde un enfant, puis un second, d’un autre homme qui, lui, en est revenu, de 14.
Ce n’est pas avec des faits héroïques déjà lus ou appris dans les manuels scolaires que Jean Echenoz raconte sa Grande Guerre. Ici, juste une date : « 14 », et encore, amputée de deux autres chiffres, (19)14, comme si l’on ne connaissait pas la fin de l’histoire, à l’instar des personnages. L’auteur redonne une vie, une familiarité et une humanité à tous ces noms qui ornent les monuments aux morts de la France entière.