Scipion
Pablo Casacuberta

Points
janvier 2015
336 p.  7,40 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Récit d’un génial raté

C’est un fait : en littérature, les losers ont la cote. Du Don Quichotte de Cervantès au Zeno d’Italo Svevo, du Barney de Mordecai Richler au Bruno de Houellebecq, c’est aux médiocres qu’on s’attache, aux souffrants, aux jaloux, aux frustrés. Parce qu’il est plus aisé de s’y reconnaître, bien sûr, parce qu’ils ne nous condamnent point à une admiration stérile, mais aussi parce qu’il y a quelque chose dans leur imperfection qui potentialise l’écriture. Quand ils prennent la parole, les losers deviennent les chantres d’un langage cinglant, qui dissèque le monde avec une précision jubilatoire mais laisse toujours la place à l’empathie. Et c’est d’abord pour le plaisir que procurent ses phrases ciselées et ses dialogues saignants qu’il faut lire « Scipion », cinquième roman de l’Urugayen Pablo Casacuberta (et premier traduit en France), récit d’un fils écrasé par son père, d’un génial raté, et dentelle d’humour, d’ironie et de sens de l’observation.
Aníbal Brener doit la vie à un historien mondialement reconnu, « le professeur ». Et il lui doit aussi son prénom, hommage à l’un des plus grands vaincus de l’Histoire : Hannibal Barca, seigneur de guerre carthaginois mis en échec par le général romain Scipion, et condamné à finir son existence « borgne, humilié, et seul ». Tout un programme… Auquel Aníbal s’est jusque-là consciencieusement plié, abandonnant ses ambitions universitaires pour aller croupir au fond d’une misérable pension de famille, biberonnant du matin au soir, avec pour tout compagnon un colocataire octogénaire incontinent. Et puis le professeur est mort, et Aníbal, banni de la famille depuis des années, l’a appris par la presse. Mais même depuis l’au-delà, le professeur parvient à humilier son fils indigne ; et l’humiliation prend la forme d’une ligne sur un testament. Car le professeur n’a pas déshérité son fils. Sa grande propriété, sa collection de livres, son capital, tout lui reviendra le jour où Aníbal aura signé un ouvrage d’histoire à lui, sur quelque sujet que ce soit. Autrement dit : une fois qu’il aura mis les pas dans ceux de son père. Ou plutôt qu’il aura essayé de le faire, car avec la meilleure volonté du monde, jamais Aníbal ne pourra espérer atteindre le firmament paternel. Poussé par la nécessité, il accepte pourtant le « deal » et s’engage à rédiger la biographie d’une importante figure politique de la moitié du siècle. Emportant avec lui les journaux intimes de son père – le seul héritage dont il a d’ores et déjà le droit de jouir – Aníbal part documenter son ouvrage, au cœur de la pampa, dans une grande propriété coloniale habitée par la petite-fille de l’homme politique.
Mais sur place, dans cette étrange maisonnée peuplée de dégénérés de tous poils, Aníbal apprend surtout à connaître son père, cet homme dont la lecture des journaux intimes fait peu à peu tomber les masques. Ce géniteur pervers, ce monarque impitoyable que rien n’amusait tant que de séduire les rares conquêtes de son fils se dévoile sous les atours d’un homme brisé, abandonné par sa femme – et c’est dans la figure de cette mère démissionnaire que réside le grand point d’interrogation du roman, ainsi que sa résolution. En se lançant dans une bataille contre son sort, le faible Hannibal devient finalement le fort Scipion. Sauf que ce n’est pas en tuant le père qu’il remporte la guerre, mais en apprenant l’indulgence – envers ses parents, et surtout envers lui-même. En apprenant à baisser les armes que sont l’ironie constante et le nihilisme, en acceptant de les remplacer par la tendresse. En acceptant de se départir du rôle de loser pour se mettre en jeu dans le monde des sentiments. Et ainsi, le très cynique « Scipion » devient le plus touchant des récits de libération.

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 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Nous sommes tous conditionnés, par nos lectures

Ne vous fiez pas à la couverture qui pourrait laisser supposer un roman noir. S’il y a bien de la noirceur dans ce Scipion, ce n’est pas celle propre au genre. Scipion, c’est l’histoire d’un fils qui s’est toujours senti rejeté, presque méprisé par un père encensé, lui, par les milieux intellectuels. Un père auquel il s’est opposé, auquel il a tenté d’échapper mais qui va irrésistiblement l’attirer à lui par delà la mort. Un fils que son père historien, admiré pour son œuvre concernant la Rome antique, a prénommé Aníbal ! Aníbal, en référence directe à ce général qui mena ses éléphants à travers les Alpes. Un père prestigieux, honoré, reconnu, le Professeur Brener, qui veut faire son fils à son image. Qui attend de lui de grandes choses, mais seulement celles que lui-même attends. Avec un tel père l’issue est prévisible: opposition, refus, rejet, rupture… Voilà plusieurs mois que le père est décédé. C’est par hasard que le fils l’a su, et il n’a accès à rien sur l’héritage, uniquement géré par sa sœur. Jusqu’au jour où… la maison paternelle où on lui concède un bref accès… trois boîtes comme seul héritage… un livre incontournable… et une note manuscrite, adressée du père au fils… et le monde d’Aníbal bascule.

Un nouveau voyage va commencer pour le fils réprouvé, pauvre comme Job, qui devient fils prodigue dont chacun semblait attendre l’improbable mais inévitable retour. Le fils que chacun veut inscrire dans les pas de son père, dans son souvenir, dans son devenir. Comme deux aimants fortement polarisés, la figure du père et celle du fils vont se repousser et s’attirer, brouillant l’une et l’autre.

Ce n’est qu’à la fin, les derniers mois où nous fréquentions encore, qu’il commença à apparaître dans son discours, et je crois alors que, par cet irrépressible débordement de rivalité qui nous fait incarner, face à un opposant, exactement ce qu’il dit que nous sommes, j’adoptais plusieurs fois des attitudes qu’un homme de son âge et de sa formation aurait cataloguées sans réfléchir un seul instant comme folles et que, tandis qu’elles s’incorporaient jour après jour dans ce système complexe d’opposition au professeur, je pouvais moi-même reconnaître comme étrangères et introduites dans ma conduite en vertu du choc entre deux grandes pulsions de ma vie: le besoin d’être reconnu par mon père et le désir de m’opposer à lui. De sorte que ce personnage affolé, qui correspondait si bien à ce que le professeur attendait de moi, était un peu aussi sa fantaisie, sa création, ou du moins le résidu de notre guerre, dans cette succession de batailles de laquelle je fus de plus en plus belliqueusement ce qu’il désirait combattre et de moins en moins moi-même.

Ce qui frappe d’emblée quand on découvre les premières pages de Scipion, c’est la qualité de l’écriture. Une écriture très soignée, précise, riche, alambiquée, élégante, avec une presque imperceptible touche d’ironie, un rythme et une respiration des phrases qui, en certaine pages, éveillent irrésistiblement dans nos mémoires de lecteurs les échos de la prosodie d’un certain Marcel Proust. Pablo Casacuberta nous offre une écriture qui ne paraît donc pas d’aujourd’hui, qui résonne plus avec la langue des grandes plumes de la fin du XIXe et du début du XXe qu’avec celle de ce XXIe commençant, plus rapide, directe, cassée et cassante. Cela pourrait vite peser ou lasser, mais il y a cette discrète teinte ironique qui éveille l’ombre persistante d’un sourire dans nos yeux de lecteurs. Mais il y a aussi ce suspense de thriller qui s’instille au fil des pages et titille notre envie de savoir comment diable cela va pouvoir finir. Il y a encore cette cette apothéose du récit qui vient tout balayer dans un catastrophe épique, à réveiller les Enfants du Capitaine Grant et qui peut dérouter le lecteur encore plus que les personnages qui la vivent et y sont littéralement et littérairement plongés.

On apprécie aussi la façon dont sont campés les personnages « secondaires » de ce récit sur l’identité que l’on croit se forger et que les autres construisent malgré nous, entre ombre et lumière. Nous sommes tous conditionnés, écrit le professeur à son fils. Un nous dans lequel nous aussi, lecteurs, sommes sans doute inclus car Scipion, avec son écriture faussement anachronique nous plonge dans un monde ou la lecture est elle-même reine, épreuve initiatique qui révèle le lecteur, et où l’écriture vaut parfois presque plus que la vie elle-même.

Si nous découvrons aujourd’hui cet écrivain uruguayen, ce n’est pas pour autant un débutant. Né en 1964 à Montevideo il a en effet déjà publié plusieurs romans et a pu être inscrit comme l’un des héritiers d’une tradition où le fantastique et le quotidien se côtoient étrangement et où l’on cite Juan Carlos Onetti, Jorge Luis Borges ou Raymond Roussel.

Ahora le toca al elefante (cuentos – 1990)
La parte de abajo de las cosas (1992)
Esta máquina roja (1995)
El mar (2000)
Una línea más o menos recta (2001)
Aquí y ahora (2002)

Artiste complet (peintre, photographe, musicien…), considéré comme un des écrivains d’Amérique latine les plus prometteurs, il est aussi curieux de ce que les sciences « dures » peuvent nous dire du langage, de la culture ou de nos perceptions. Enfin, il poursuit également une importante activité de vidéaste (dans la publicité notamment). Pour ce qui est de la littérature, en tout cas, on sera attentif à découvrir les prochaines traductions qui seront faites de son œuvre.

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Un roman brillant

C’est en regardant la télévision qu’Anibal apprend la mort de son père, un éminent professeur d’histoire antique. Voilà des années qu’il s’est retiré de la vie familiale, écrasé par le poids de ce père célébré par les foules. Anibal a pourtant suivi ses traces en enseignant lui-même l’histoire, mais ne s’est jamais senti digne de ce prénom choisi par son paternel. Un prénom lourd à porter, tellement chargé de sens. Aujourd’hui, à trente-huit ans, il se sent terriblement diminué. Viré de l’université, alcoolique, laissé par la femme qu’il aimait, paranoïaque, sa vie est un ratage complet. Il vit dans une pension et partage sa modeste chambre avec un vieil homme qui n’a plus toute sa tête. Sa soeur a assisté aux obsèques, a eu sa part d’héritage, pas lui.
Deux ans se sont écoulés depuis le décès. Anibal est appelé à se rendre dans la maison familiale. Le voilà arpentant la vieille bâtisse dans laquelle il a grandi. L’agente immobilière lui parle d’un leg qui l’attend ; trois boites renfermant pêle-mêle des journaux intimes, des radiographies, le déguisement d’étrusque que le professeur lui avait offert enfant, et des ouvrages d’histoire écrits par son père dont le fameux En lisant Gibbon…
La découverte de ces boites – de Pandore – , va entraîner l’homme dans une spirale d’aventures, une sorte de quête initiatique. Vont se succéder des rencontres pittoresques, des révélations, des manipulations, le doux visage de la femme aimée, les grimaces du mensonge…
Anibal, tel un guerrier, va passer les épreuves les unes après les autres, cogitant sans cesse sur sa condition, ses racines, son héritage. Il va falloir que la nature se manifeste pour éclairer son esprit : il va en effet se retrouver emporter par le courant violent d’une crue. L’eau, purificatrice va faire place nette. Elle va nettoyer ce chemin encombré d’obstacles et va l’amener vers la compréhension, la vérité.
Un roman brillant sur la filiation, l’hérédité, l’origine. Un roman très littéraire parsemé de références classiques. Une écriture sur le fil, oscillant entre le tragique et le comique. Un personnage fascinant qui perd de sa superbe et un autre qui s’élève en cheminant intérieurement. Assurément, un auteur à suivre.
Retrouvez Nadael sur son blog 

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