Le 11 juillet 1942, Irène Némirovsky, auteur du célèbre manuscrit réchappé de l’oubli « Suite Française » (Denoël, prix Renaudot 2004), écrivait à son directeur littéraire chez Albin Michel ceci : « Cher Ami… pensez à moi. J’ai beaucoup écrit. Je suppose que ce seront des œuvres posthumes, mais ça fait passer le temps ». Le 13 juillet 1942, les gendarmes français viennent l’arrêter, elle est déportée à Auschwitz où elle meurt le 17 août 1942.
Ce qu’elle a écrit « pour passer le temps » dans le feu de l’histoire est inestimable. Tout d’abord, c’est un texte majeur de notre littérature qu’il faut avoir lu et que l’on doit lire et relire. Et c’est un témoignage rare. Peu d’auteurs ont eu autant de clairvoyance à chaud, sur le comportement humain en temps de guerre, sur les peurs, les petites lâchetés et persécutions ordinaires. Ce que n’imaginait sans doute pas Irène Némirovsky, ce sont les formes que prendrait son œuvre posthume, 73 ans plus tard. Aujourd’hui, dix ans après le succès phénoménal de son roman publié grâce à l’obstination de sa fille ainée Denise Epstein, le dessinateur et scénariste Emmanuel Moynot s’empare de la première partie de « Suite française » intitulée « Tempête en juin » pour nous offrir sa brillante adaptation en bande-dessinée. Et en février prochain nous pourrons voir sur nos écrans, un film sur la deuxième partie du roman « Dolce » par Saul Dibb, le réalisateur de « The Duchess ».
Dans cet album, Emmanuel Moynot – choisi par Tardi pour lui succéder sur la série Nestor Burma- donne corps au sens littéral du terme à toute cette galerie de personnages dans la débâcle qu’Irène Némirovsky avait décrits de façon minutieuse et implacable. De son trait aussi élégant qu’acéré et à travers ses subtils lavis crépusculaires en noir et blanc, il développe une suite de tableaux saisissants de cette France-là, vaincue et occupée. Nous retrouvons visuellement toutes ces personnalités inoubliables dans leur jus, leurs décors: la tribu catho-bourgeoise Péricand, le pathétique écrivain Corte et son inconsistante maîtresse, l’humble couple Michaud, le chat Albert et les autres. Tout ce «troupeau en déroute», plongé au cœur de l’exode. Nous découvrons à la fois les nantis et les plus modestes, les âmes pures et les impurs, les corrompus et les honnêtes gens. Tant d’individus apparaissant tour à tour faibles et méprisables face à la brutalité d’un monde devenu féroce, devenu « un rêve affreux » qu’Emmanuel Moynot dessine avec énergie mais aussi avec une retenue subtile.
Il est écrit sur la jaquette du livre qu’il se considère comme « auteur de récits » et non comme «dessinateur». La tragédie du 7 janvier dernier, démontre à quel point un dessin peut avoir la puissance d’un mot ou d’une parole. Les dessinateurs sont devenus bien tristement aujourd’hui les combattants et martyrs de notre liberté. Que cet album d’Emmanuel Moynot paraisse à cette période est d’une bien troublante synchronicité. Nous souhaitons que son roman graphique aide à donner une vie encore plus longue au chef d’œuvre d’Irène Némirovsky. Pour clore cet article, citons la chute de l’exergue de « Suite française » écrit par Denise Epstein, sa fille : « Pour tous ceux qui ont connu et connaissent encore aujourd’hui le drame de l’intolérance ».