On le comprend dès les premières pages : Edmund Carr, brillant journaliste politique, n’a plus que quelques mois à vivre. Il est le seul à le savoir et veut partir en beauté, ressentir encore du plaisir, être heureux avant le grand départ. Tombé fou amoureux de Laura, une veuve qui ne voit en lui qu’un ami, il embarque avec elle pour une longue croisière autour du monde.
Il ne songe même pas à la séduire, seuls lui importent sa présence près de lui, son charme inconscient, ses idées avant-gardistes, son humour bienveillant. Pour ses derniers jours, il veut être émerveillé par tout ce qui l’entoure. La nature grandiose, il la dévore des yeux ; les passagers du bateau, il s’en moque avec une ironie toute britannique. Mais c’est Laura qui occupe ses pensées. Laura qu’il sait inaccessible, pure et droite, l’anti-séductrice par excellence. Son attitude le rassure. Elle ne sera pas à lui, ne sera à personne. Mais voilà qu’un voyageur, le beau colonel Dalrymple, semble s’intéresser à elle. Et Laura d’accepter de bonnes grâces ses hommages. Edmund se découvre jaloux.
« La Traversée amoureuse » est le tout dernier roman de Vita Sackville-West. L’amie-amante de Virginia Woolf, la femme de lettres anticonformiste, la créatrice du plus populaire jardin d’Angleterre, celui du château de Sissinghurst, s’éteindra moins d’un an avant la parution de ce texte. S’il est si émouvant, c’est qu’il apparaît soudain comme un testament : elle est un peu Edmund, elle est aussi Laura. La jalousie, éternel sujet pour romanciers, prend ici un aspect tragique: ce sera pour le narrateur le dernier déchirement de sa vie, lui qui se croyait à l’abri de ce sentiment honteux et trivial. Mais il comprend aussi qu’en souffrant ainsi, il est vivant, plus qu’il ne l’a jamais été.
La mélancolie est ici présente à chaque page : mélancolie du bateau qui vogue vers des terres inconnues, mélancolie des êtres qui passent à côté du bonheur. Mélancolie du lecteur qui quitte à regret ces merveilleux personnages.