Le deuxième roman de Marc Graciano confirme un talent singulier qu’on avait découvert en 2012 avec « Liberté dans la montagne ». Sa langue puissante et exigeante résonne plus que jamais dans « Une forêt profonde et bleue », un roman poétique et atemporel.
Au premier plan, une chevauchée menée par celle qui sera toujours nommée « la fille ». Cette cavalière qui monte à cru un étalon arabe pourrait être la princesse d’un clan primitif, d’une tribu ancestrale : recouverte d’une cape à tête de loup, ses cheveux blonds ornés de plumes et de coquillages, elle s’impose dès la première phrase comme l’héroïne et le chef des cinq hommes qui vont à sa suite. Tous vêtus de peaux de bêtes, pourvus d’arcs et de flèches, le groupe déterminé traverse une région montagneuse peuplée d’arbres, traquant ou fuyant l’ennemi, une bande de cavaliers qui se montre enfin au bout de quelques jours. Ces derniers, blasonnés d’une croix chrétienne, plus nombreux et mieux armés, vont affronter la troupe adverse sur un plateau désert. La lutte est sanglante, meurtrière, et la fille capturée devient le butin de ces croisés barbares et victorieux qui lui infligent sévices et tortures avant de marquer son dos d’une croix à la pointe de l’épée. Dépouillée et agonisante, la martyre délivrée s’enfonce dans la montagne avant de trouver refuge dans un ermitage à flanc de roche. Là habite un guérisseur lépreux qui lui offre l’hospitalité et la soigne, purifiant son corps des souillures subies. Sa chair cicatrisée, la fille ne guérira son âme qu’au cœur de la nature enveloppante, portant ses pas jusqu’à la source d’une rivière où l’immersion est transmuée en un baptême païen dont elle renaît nouvelle, humble et éveillée à la beauté du monde. Commence alors une seconde vie aux côtés de l’ermite guérisseur, une initiation silencieuse où alternent cérémonies chamaniques et connaissance de la nature sauvage qui donne à qui la respecte. Entrer dans une « forêt profonde et bleue », c’est pénétrer dans un monde immémorial en se défaisant de ses croyances, de ses préjugés, de sa langue même, pour atteindre à un nouvel ordre des choses où les bannis et les exclus sont les intercesseurs entre l’homme et les esprits de la nature.
Marc Graciano s’inspire du conte populaire oral, tant par ses thèmes que par sa langue ; une langue dense et riche qui donne son épaisseur à l’histoire, par l’utilisation des mots rares et oubliés, des mots précieux comme des pépites que nous offre généreusement le rhapsode. La phrase ample et musicale se développe et se déploie comme une étoffe somptueuse, faisant la part belle à la litanie, qui mue en une psalmodie envoûtante, délivrant un message humaniste mais jamais manichéen. Aussi, peu importent les dates, les lieux, l’onomastique ; leur absence délibérée sont la condition même de l’universalité du récit où le merveilleux et le symbolique prennent les sentiers phrasés d’où l’on ressort émerveillé, grandi et détenteur d’un secret qui nous dépasse.