« Il reste encore beaucoup de batailles à mener »
C’est un couple de légende comme il en existe peu. A deux, ils ont chassé des nazis, débusqué leurs collaborateurs français et fait la lumière sur Vichy. Aujourd’hui, ils livrent leurs souvenirs, croisent leur histoire, détaillent leur héritage dans leurs Mémoires. 750 pages passionnantes, remplies de rencontres, d’engagement et de traque, le tout sans héroïsme triomphant mais avec une détermination sans faille. Béate et Serge Klarsfeld nous ont accordé un entretien.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussés à poursuivre en Allemagne les responsables des persécutions anti-juives en France ?
Beate Klarsfeld : Dans les années 60 , la conspiration du silence régnait. La dénazification n’avait pas été totale et de nombreux responsables nazis avaient fui à l’étranger, étaient utilisés par les Etats-Unis et leur service de renseignements ou occupaient de hauts postes en Allemagne. Certains vivaient ainsi dans la lumière et figuraient même dans l’annuaire ! En tant qu’Allemande, je ne supportais pas cette situation. C’est pourquoi en 1968 j’ai giflé publiquement l’ancien nazi devenu chancelier Kurt Kiesinger, ce qui a eu pour effet de réveiller la société allemande et surtout les jeunes. Le chancelier a dû céder sa place à Willy Brandt, un homme irréprochable. Nous avons décidé de continuer le combat. Le travail d’un seul peut parfois éveiller la mémoire de tous.
Serge Klarsfeld : Pour moi, il s’agit d’une démarche plus intime, plus familiale. Mon père nous a sauvés en septembre 1943 en se rendant aux Allemands qui venaient nous arrêter à Nice, alors que nous étions cachés dans l’appartement ma sœur et moi. Il a réussi à nous faire passer une lettre de Drancy, mais à la fin de la guerre, il n’est pas revenu. Pour moi, il est mort peu à peu. J’ai voulu comprendre ce qui s’était passé, ma vocation d’historien vient de là.
Le succès est -il venu tout de suite ?
Serge Klarsfeld: Nous avons eu la chance de fédérer autour de nous la jeunesse et d’avoir le soutien de certains médias. Notre méthode a été celle de « l’agit prop » c’est à dire des actions spectaculaires, comme la gifle, l’enchaînement, les manifestations en tenue de déportés, les arrestations, la prison, les tentatives d’enlèvement même pour Kurt Lischka, ancien responsable de la Gestapo. Nous acceptions d’aller en prison alors que des grands criminels restaient libres. Nous, les représentants des victimes, étions punis pour des actes n’ayant aucune mesure avec les actes qui étaient reprochés aux nazis. L’opinion publique s’en est émue et la justice s’est mise en marche.
Quels ont été à votre avis les plus grands procès ?
Beate Klarsfeld: Nous avons pu traîner en justice Kurt Litshka, responsable de la rafle du Vel d’Hiv, Herbert Hagen, qui organisa la déportation des Juifs de Bordeaux puis Klaus Barbie, responsable entre autres de la mort de Jean Moulin. Après les responsables allemands dont l’intention criminelle est patente, il a fallu s ‘attaquer aux responsables français par souci de cohérence et aussi de pédagogie. Maurice Papon, Paul Touvier ont ainsi été condamnés. Même si René Bousquet a été assassiné, et que Jean Leguay est mort avant son procès, la justice, en rendant public son réquisitoire, a montré ce que ces deux collaborateurs responsables des rafles en zone libre et du Vel d’Hiv avaient fait.
Serge Klarsfeld : Nous avons prouvé la responsabilité de Vichy qui n’a pas sauvé les Juifs français, comme ses défendeurs ont pu le dire, mais les a au contraire livrés de sa propre initiative, ainsi que 11.000 enfants. Si trois quarts des Juifs français ont pu échapper à la Shoah, c’est grâce au peuple français et à leurs églises, il faut s’en souvenir. La politique de Vichy a été enfin mise au programme des lycées, après un long silence.
Dans ce livre, on voit que vous ne reculez devant rien. Avez vous parfois eu peur ?
Beate Klarsfeld: Je suis allée en Syrie pour demander l’extradition du nazi Alois Brunner avec le passeport d’une autre, grimée et portant une perruque ! J’ai été arrêtée et expulsée plusieurs fois. Ailleurs dans le monde, nous avons été insultés, rudoyés, nous avons reçu chez nous des colis piégés et notre voiture a sauté. Il a fallu déménager plusieurs fois mais vous savez, rien n’aurait pu nous empêcher d’agir. Notre mission est tellement plus grande que nous !
Serge Klarsfeld : Moi j’ai eu peur pour elle, surtout quand elle a été emprisonnée, à de nombreuses reprises. Et pour nos deux enfants, Arno et Lida mais nous avons eu de la chance….
Serge Klarsfeld, vous avez beaucoup écrit : Vichy Auschwitz, Le Mémorial de la déportation, riche de 75000 noms, dates, numéros de convoi, Le mémorial des enfants d’Izieu, Le calendrier de la déportation, La traque des nazis et d’autres encore ….Comment mène-t-on une œuvre aussi importante ?
Serge Klarsfeld: Je suis historien pour imposer une mémoire authentique, restituée, précise et fidèle. Il faut étudier les dossiers, se plonger dans toutes les archives disponibles. La France est un pays formidable pour ses archives ! Chaque victime a droit à un nom, une photo, des renseignements sur son martyre. C’est le combat de ma vie. Cette œuvre, les victimes nous l’ont léguée. Elle constitue un immense mémorial, une énorme bibliothèque où chaque page, chaque image, chaque objet représente ces millions de juifs qui ont disparu dans la plus grande catastrophe du 20e siècle. .
Etes vous inquiets de la situation actuelle ?
Serge Klarsfeld: Le temps de l’alarme, malheureusement, semble déjà dépassé. La banalisation de la détestation d’Israël a conduit selon nous certains à la détestation des juifs. Nous continuons à intervenir contre les propos de Dieudonné et ceux de Le Pen. Nous avons pris position contre certains passages erronés du livre d’ Eric Zemmour car il ne faut jamais transiger avec la réalité historique. Nous étions dans la rue après les attentats de janvier.
Vous formez un couple exemplaire et complice, quel est votre secret ?
Serge Klarsfeld: Nous militerons encore et ceci jusqu’à la fin ! Nos enfants ont peut-être eu une enfance différente des autres, dans les prétoires et les manifestations, mais tout cela valait le coup. Si nous devions recommencer, nous ne changerions rien.
Beate Klarsfeld: Les débuts ont pu être difficiles, y compris financiers, heureusement que nous vivions en communauté familiale avec l’aide de ma belle – mère mais notre combat est celui d’une vie. Aujourd’hui, nous aimerions peut être passer la main mais au fur et a mesure que nous avançons en âge, nous travaillons encore plus ! Il reste encore beaucoup de batailles à mener.
Propos recueillis par Ariane Bois