Un homme qui a opéré durant trente-trois ans dans un grand service de renseignement, espionnant l’ex-URSS puis la Russie, dirigeant des actions clandestines dans le sud-est asiatique ou au Moyen-Orient, a forcément accumulé une expérience et des connaissances hord du commun. Déjouer une filature, rencontrer un contact sans être vu, franchir une frontière sans passeport, garder un agent double sous sa coupe… Jason Matthews sait faire tout cela. Et il avait envie de nous en faire profiter.
La retraite venue, ce vétéran de la CIA, qui vit en Californie mais dont la biographie reste forcément pleine de trous, a eu le clavier qui le démangeait. Ecrire des mémoires ? C’était, sécurité oblige, s’exposer à l’autocensure et à la censure de son ancien employeur, donc édulcorer son récit. Il a choisi la fiction. Et là, surprise : cet ancien officier au physique passe-partout de cadre sup se révèle plutôt doué. Pour juxtaposer les intrigues, typer les personnages, ménager des rebondissements, des respirations et des chutes, il assure.
Cela donne un des meilleurs romans d’espionnage qu’on ait lus ces derniers temps. « Le moineau rouge », c’est une jeune et belle Russe surdouée qui, à l’ère de Vladimir Poutine, a quelques revanches personnelles à prendre. Elle hait en secret ce régime qui l’a privée de son père et d’une carrière de danseuse classique. Mais elle se laisse recruter par un oncle maître-espion afin d’y gagner du pouvoir, de l’autonomie, peut-être un avenir. Elle traverse ses années d’apprentissage comme un cauchemar éveillé, où les formateurs testent sa volonté autant que ses capacités intellectuelles. L’auteur reste plus évasif sur la formation côté américain…
Lorsque le moineau s’envole enfin, c’est pour approcher un homologue US en poste à Helsinki. Sa mission : lui soutirer le nom de la taupe haut placée qui, depuis Moscou, informe la CIA. Le jeu se complique lorsque l’espion américain, sachant parfaitement qui elle est, entreprend de la faire changer de camp. Dans leur jeu de séduction réciproque et de manipulation à tiroirs, qui rebondit entre la Finlande, la Russie, la Grèce, les Etats-Unis et l’Estonie, ces Roméo et Juliette de la nouvelle guerre froide sont entourés d’officiers, de guetteurs, de tueurs qui semblent sortis tout droit du passé de Jason Matthews. Des seconds rôles plus vrais que nature.
D’un bout à l’autre, des rencontres nocturnes dans les rues de Moscou jusqu’au dénouement sur un pont embrumé entre l’Est et l’Ouest, on reste suspendu au sort de la belle Dominika Egorova. Même si le suspense pâtit un peu des recettes culinaires ponctuant chaque chapitre et censées lui donner une couleur locale. Même si – on ne se refait pas – l’auteur ne s’embarrasse pas de nuances pour décrire ses adversaires d’hier, à commencer par leur président. Il reste que Jason Matthews trouve un ton inédit, mêlant romanesque et expérience du terrain, pour nous faire comprendre ce qui fait courir ces hommes et femmes de l’ombre et nous livrer les clefs de leur bataille invisible.