Jahan arrive à Istanbul au milieu du XVI° siècle. Il apporte au sultan un éléphant blanc d’Inde. Sa présence est une supercherie, un mensonge : il a fui son pays, son beau-père violent pour suivre Chota, l’éléphant blanc qu’il a vu naître et qu’il ne peut abandonner. Il a pris la place du garçon qui avait été nommé pour accompagner l’éléphant, a été sauvé de la noyade par un marin sans scrupule qui le force à voler le sultan et tout un peuple. Il a trouvé la sienne au sein du palais auprès de l’architecte du sultan. Jahan vit cette ambivalence, ce combat que se mènent les deux aspects de sa personnalité – enfant tendrement amoureux de son éléphant, de la belle Mihrimah, fille du sultan, tenu par un sombre pacte avec le forban Gareth,… – en grandissant dans l’ombre de Sinan, maître-architecte et bientôt maître de Jahan.
Ce livre est l’histoire de la destinée de Jahan au pays des contes et de la sagesse. Car il n’y a que des terres orientales de la Turquie, ou de terres plus lointaines et plus orientales encore, que peuvent nous venir ces livres emprunts de poésie, d’amour, de sagesse et de réflexion sur la vie, sa futilité, les choses qui sont importantes à nos yeux à la place de celles qui devraient l’être.
Elif Shafak nous offre un récit magnifique de pudeur, d’humanité, de tendresse, de sensiblerie dont toute mièvrerie est exclue. La vie de Jahan est parsemée de (petits) mensonges, autant d’arrangements avec la vérité, qui le rendent profondément humain, dont le caractère téméraire, inventif, vif, créatif de l’enfant en fait un être attachant et franc, avec ses faiblesses, sa naïveté, ses égarements, sa bêtise aussi parfois.
Ce livre démontre avec brio que si de temps en temps le destin s’offre à une personne, le plus souvent, c’est à la force de sa persévérance que l’homme peut atteindre son kismet. Le destin s’inscrit alors dans le temps, somme de tous les passés de l’être concerné, de toutes ses expériences, de toute sa vie.
Chaque chapitre, chaque passage sont autant d’histoires que nous conte Elif Shafak, Shéhérazade des temps modernes. L’époque dans laquelle elle inscrit son récit porte en elle cette puissance de la sagesse ancestrale orientale, elle-même issue d’une longue lignée de penseurs qui voyaient dans les sciences, architecture, astronomie, etc…, une façon, non pas de s’élever vers ou au niveau de Dieu, blasphème parmi les blasphèmes, mais de lui rendre grâce de ses bienfaits. Ainsi Sinan, l’architecte du sultan, prend-il soin de toujours laisser une trace d’imperfection, invisible à l’œil nu et au profane, mais bien présente et garantissant l’humanité du bâtiment construit, quand bien il serait une demeure sacrée.
On ressort de cette lecture avec le sentiment d’avoir appris et/ou compris des choses sur soi-même et sur une certaine idée de l’humanisme. C’est effectivement un grand roman d’apprentissage qui rappelle que celui-ci n’est jamais achevé, même au crépuscule de nos existences.
« Puis soudain, comme d’une seule voix, les gens cessèrent de se déclarer fautifs. C’étaient les autres qui avaient attiré cela sur la ville, d’autres, par leur impiété et leurs débauches. La peur se changea en ressentiment ; le ressentiment en rage. Et la rage était une boule de feu qu’on ne pouvait tenir longtemps entre ses mains ; il fallait la jeter sur quelqu’un d’autre. »
« A la moindre occasion, Jahan s’approchait à pas de loup de ces trois jeunes gens et regardait leurs dessins par-dessus l’épaule. Quand il retournait à la ménagerie il reproduisait ce qu’il avait vu, dans la glaise humide ou le sable. Une part de lui était résolue à travailler dur et devenir comme eux. Une autre part ne pensait qu’à voler, puis prendre la fuite. Et le ravin entre les deux était si large et si profond qu’il trouvait de plus en plus difficile de le traverser. »
« C’est ainsi que le novice vint à passer tant d’heures de sa jeunesse dans la boutique du libraire qui finirait par devenir son havre, son foyer. Il n’était pas un étranger entre ces murs. Perdu parmi les livres, c’est lui-même qu’il trouva. »
« – Pourquoi refuses-tu qu’on se montre nos dessins. Demanda un jour Jahan.
– Parce que vous allez comparer. Si tu penses être meilleur que les autres, tu seras empoisonné par l’orgueil. Si tu penses qu’un autre est meilleur, empoisonné par la jalousie. De toute façon, c’est du poison. »
« En dehors d’un regard glacial, l’homme n’émit pas d’objection. Pour la première fois il décampa sans proférer de menaces. Et Jahan apprit ainsi un détail sur les misérables de son espèce – si effrayant qu’ils soient, ces gens-là se nourrissent de la faiblesse des autres. »
« A ce moment-là un calme insolite l’envahit. Pour la première fois il se sentait en paix avec lui-même. Il faisait partie du tout et le tout faisait partie de lui. C’était donc cela, pensa-t-il. Le centre de l’Univers n’était ni à l’est ni à l’ouest. Il était là où on se soumettait à l’amour. »