A chaque livre James Ellroy affiche l’ambition de se surpasser. Avec « Perfidia », il ouvre ainsi un nouveau quatuor de Los Angeles censé déboucher sur le premier, comme un « prequel » à l’emblématique « Dahlia noir ». A la manière d’un peintre qui travaillerait les esquisses d’un chef-d’oeuvre déjà créé, il y réintroduit, plus jeunes, certains personnages de son roman le plus célèbre.
“Perfidia” est construit comme un pur policier. L’Amérique est à la veille de son entrée en guerre. Dans l’atmosphère électrique de Los Angeles, appelé pour un tapage nocturne, le sergent Dudley Smith découvre un couple de Japonais et leurs deux enfants tués à l’arme blanche. Lorsque, le lendemain, 7 décembre 1941, l’aviation nippone bombarde la base US de Pearl Harbor, dans le Pacifique, sa hiérarchie voit dans ce crime une aubaine : en l’élucidant, les autorités se dédouaneront des sanctions qui vont inévitablement frapper les Japonais de Californie.
Qui a liquidé la famille Watanabe ? Trois flics entament l’enquête de terrain: indices, indics, planques. Mais « Perfidia » n’a rien d’un classique « whodunnit » (« qui a fait le coup » ?), d’une banale énigme criminelle. On est chez Ellroy. Ses héros se nourrissent de l’outrance. Smith le ripou opiomane veut une vérité qui serve ses intérêts. Parker le croisé alcoolique est rongé d’ambition. Entre les deux navigue le surdoué Ashida, fils d’immigrés japonais, secrètement homo, qui veut protéger les siens de la répression. Les trois s’épient, s’allient ou se piègent au gré des circonstances, des découvertes ou des rencontres.
Des femmes leur apportent – on est chez Ellroy – des instants de paix ou l’espoir d’une rédemption. Créatures fictives comme la gauchiste Claire De Haven (vue dans « Le grand Nulle part ») ou l’aventurière Kay Lake (« Le Dahlia Noir »). Figures réélles comme les actrices Bette Davis et Joan Crawford, que l’auteur prend un malin plaisir à précipiter dans le lit de ses flics névrosés. La guerre brouille les repères, exacerbe tous les travers, abolit les codes, nous dit-il. Les plus voraces sont insatiables, les faibles encore plus vulnérables.
Dans ce bouillonnement de calculs et de coups tordus, dans ce flux de monologues intérieurs et de dialogues tranchants comme des rasoirs, identifier un ou des coupables relève de l’exploit pour le lecteur. L’auteur s’est certes apaisé depuis ses divagations de « White Jazz » (1991) ou « American Death Trip » (2001), il propose même une liste des personnages à la fin de l’ouvrage pour s’y retrouver. Mais son style syncopé, d’une formidable densité, et la masse d’informations qui dessinent le cheminement des protagonistes dissuadent de jouer au petit détective.
Lui seul sait où il va, des détails à la vision d’ensemble, guidé par une puissance de travail que l’on devine phénoménale. Pour aborder ce roman ambitieux et complexe, mieux vaut donc se laisser porter par le torrent hypnotique du récit. A moins que l’on préfère se caler sur un des personnages principaux et goûter la tonalité particulière qu’il apporte à la vision globale. Autant qu’un polar, « Perfidia » est une vision personnelle, subjective, parfois hallucinée, d’un moment d’Histoire. Ellroy l’a imaginé comme Picasso son « Guernica »…
Lire notre entretien avec James Ellroy