Né un 7 janvier. Cette date est inscrite dans la mémoire de tous les Français. Comme le 11 septembre pour les Américains. Elle l’est encore plus dans celle du dessinateur et auteur de bandes dessinées Luz, né un 7 janvier 1972. Il aurait pu mourir ce 7 janvier 2015, s’il n’était pas resté flemmarder sous la couette ce matin-là, dans les bras de la femme qu’il aime, pour un « réveilanniversaire ». En retard à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo, il est arrivé au siège 10 rue Nicolas Appert, une galette des rois à la main. Il croise les deux tueurs qui, par chance, ne le reconnaissent pas. Quand il pousse la porte de la salle de réunion, c’est pour découvrir un bain de sang. Dix de ses amis ont été assassinés, tous ont été retrouvés face contre terre. Un massacre à l’arme lourde. Ce 7 janvier, un nouveau Luz est né, Luz le survivant. À jamais.
« Catharsis » c’est le titre de l’album très intime qu’il a écrit dans le feu de ce drame et du déchaînement à la fois médiatique, politique et idéologique qui s’en est suivi. Avec son lot d’hommages officiels ou anonymes, mais aussi de vaines polémiques et de provocations en tous genres. « Commencé début janvier 2015, achevé fin mars 2015 » est-il mentionné de sa main en dernière page de l’ouvrage, telle une inscription sur une pierre tombale. «Achevé», pour mieux renaître et vivre, mais plus jamais comme avant.
« Ce livre n’est pas un témoignage encore moins un ouvrage de bande dessinée », nous prévient Luz en guise d’avertissement. On ne peut que lui donner raison. Cet album, c’est avant tout un cri d’amour et d’amitié. Sous forme de courtes saynètes, il raconte et se raconte. Cri d’amour à ses amis disparus bien sûr, qui lui manquent viscéralement. À la femme qu’il aime et qui l’arrache de sa torpeur : la journaliste Camille Emmanuelle. Souvenez- vous, c’est elle qui avait déclaré avec courage en pleine polémique, « être aimés par des cons, c’est dur, mais être haïs par des amis, ce n’est pas facile non plus ». Elle est au cœur de cet ouvrage au sens littéral du terme et à l’origine du monde nouveau qui s’ouvre au dessinateur. Enfin et surtout, c’est un cri d’amour à l’ami retrouvé : le dessin. Car après ce jour-là, le triste 7 janvier de cette année, Luz écrit : « Le dessin m’a quitté (…/…) ce livre c’est l’histoire de retrouvailles entre deux amis qui ont failli un jour ne plus jamais ce recroiser ». Le dessin, l’un des rares amis de sa bande qui semblait l’avoir quitté bien qu’il soit comme lui vivant. Mais qui est revenu comme un indéfectible allié parce que le dessin est son destin.
En couverture, c’est justement un dessin, comme croqué sur le vif, d’un petit personnage lui-même à vif. Perdu sur la page blanche, il apparaît bien seul, les yeux exorbités, le corps pétrifié dans un état de sidération. Ce petit bonhomme en état de choc, c’est un autoportrait de Luz, homme au cœur d’argile, mais pas si fragile. «Catharsis» est un livre aussi puissant que sensible. Il dépasse de très loin son sujet pour tendre vers une expression universelle de ce qu’on qualifie de « travail de deuil » et ses étapes. Là est le pouvoir du dessin et plus particulièrement de celui de Luz, de la profondeur et de l’intelligence de son propos : donnez corps par le trait à l’insaisissable, aux sentiments étranges et contradictoires qui vous envahissent après le traumatisme du deuil. D’un coup de crayon, il représente la torpeur ; l’ombre de la peur ; l’emprise de la colère; le brouillard et la nuit; la boule au ventre qui sous son dessin plein d’humour devient Ginette sa meilleure ennemie ; le bruit des tirs de kalachnikovs – que Sigolène Vinson survivante avait qualifié de « pop, pop » – que Luz entend sous forme de « tak, tak, tak ! » rythmant comme des claquettes la danse macabre des tueurs. Quand le silence de la mort et des cœurs tués a envahi les lieux, le bruit des armes ne peut s’oublier. C’est le seul son que l’on semble entendre encore. Celui qui a donné la mort. Dans les planches du chapitre « Il faut que je te raconte », il évoque la souffrance de ne plus pouvoir parler aux disparus et l’infinie tristesse en s’adressant à eux de réaliser qu’on ne se parle qu’à soi-même, au fond du trou, enterré vivant avec ceux qu’on aime. Dans « Rendez-vous manqué », il nous rappelle avec humour et empathie que ces assassins ont été des enfants. Ces deux frères, les meurtriers, que Luz poétiquement fait revivre en 1992, alors qu’ils n’étaient que des gamins, quand lui-même n’avait alors que 20 ans et débutait à « Charlie ». Il s’imagine leur apprenant à dessiner et à ne pas se battre pour prendre le crayon « Popopo! On va pas se bastonner pour un dessin, les enfants ! ». Il nous rappelle qu’ils s’appelaient, Chérif et Saïd. Eux aussi ont un prénom. Et puis, il y a la sortie du trou noir avec pour guide sa femme, son amour. Au fil des planches sans cases et avec bulles, à ses côtés ou entre ses cuisses, les cauchemars cèdent la place aux rêves ; à la création, au désir, au sexe, à l’envie de vivre et pourquoi pas celle de faire un enfant ensemble. Le petit bonhomme sidéré de la couverture, perdu tout seul, sort de sa torpeur, se multiplie pour remplir la page blanche et se mettre en marche. Luz est revenu au monde. Une deuxième naissance pour retrouver l’enfant qu’il risquait de cesser d’être.