o n l a v u « Germaine, vous et moi sommes les plus grands photographes de notre temps, moi dans le genre primitif, vous dans le genre moderne ». Ce propos de Man Ray[1] annonce la qualité et le charme de l’exposition consacrée à la photographe allemande Germaine Krull (1897-1985). Son commissaire Michel Frizot présente un parcours à la fois chronologique et thématique qui permet d’embrasser l’œuvre complète – des photographies de L’Europe industrielle de la jeunesse à celles de l’Asie spirituelle de l’âge mûr – et d’apprécier la singularité de l’artiste. Une scénographie élégante met en scène cette richesse et rend un hommage particulier à la presse et au livre. Car Krull travaille et assure sa notoriété grâce à ce nouveau rapport du texte et de l’image qu’autorise la photographie, et dont s’emparent la presse et l’édition de l’entre-deux-guerres. « Le vrai photographe, écrit-elle alors, c’est le témoin de tous les jours, c’est le reporter ». Pour Vu, lancé par Lucien Vogel en 1928, la jeune exilée de 31 ans arpente le Paris populaire des halles, des quais, des grands boulevards et rapporte des photographies de commerce et de trafic, de clochards ou d’ouvrières avec la complicité de textes de journalistes aussi « frondeurs » qu’elle. On quitte les premières photos picturales (vues de Paris ou Londres, études de nu) et ses cadrages d’avant-garde serrés sur la matière industrielle (fers et Metal) – pour aller vers des reportages sociaux en surplomb ou en contre-plongée. Ainsi, la série des clochards (Vu, 17 oct. 1928) ou celle des ouvrières de Paris (Vu, 7 déc. 1932 – 11 janv. 1933) avec un texte d’Emmanuel Berl[2] sont frappantes d’audace et de tendresse. Même regard étonnant d’art et de vie dans le livre Marseille (1935) avec André Suarès. Quelles que soient les douze séquences[3] retenues par Frizot, chacune apporte son lot de beau et de sensible. Elles sont admirablement prolongées par le catalogue, aussi sobre et exigeant que l’exposition. L’ambition monographique de Marta Gili, la directrice du Jeu de Paume, de soutenir et montrer le travail de recherche, de conservation et d’édition autour des premières figures féminines de la photographie est ici pleinement accomplie. L’exposition a par ailleurs permis l’édition établie et annotée par Françoise Noyelle de l’autobiographie inédite de Germaine Krull. Ouvrir le récit de Krull, c’est ne plus le quitter, tant le témoignage technique et humain autour de l’œuvre est captivant : un reportage justement, sur la vie quotidienne, le travail, l’acquisition de sa lampe en pied pour ses jeux d’ombres projetées, le réseau de sociabilité, les guerres aussi d’une photographe cosmopolite du vingtième siècle. On y découvre au fil de l’eau la destinée d’une révolutionnaire exilée, d’une force de caractère étonnante, libre au point de préférer son appareil au travail d’équipe qu’exige le cinéma, mystérieuse dans sa position retranchée au moment de la guerre d’Espagne, courageuse résistante de la France Libre, flouée par certains hommes, aimée inconditionnellement toute sa vie par quelques autres. Germaine Krull avance. En accord profond avec elle-même, elle traverse son siècle en posant sur lui un regard esthétique et authentique. Le journaliste, écrivain, puis ministre Malraux compte parmi ses fidèles. 48 ans après l’exposition qu’il commande à la cinémathèque française, 15 ans après celle du centre Pompidou, cette rétrospective est une joie. Comme le scande Françoise Noyelle : « Madame, Paris vous salue »[4]. [1] Voir la préface de l’autobiographie de Germaine Krull La Vie mène la danse. [2] Berl est rédacteur en chef avec Malraux de Marianne, hebdomadaire de gauche édité par Gallimard. [3] Berlin et Paris : les débuts ; 1928 : « Mes fers » et Vu ; Reportages et magazines ; Paris, Paris ! ; L’auto, la route ; Femmes ; « Ma collection de mains » ; Le Courrier littéraire, 1930 ; Esprit fantasque ; La guerre ; En Asie ; Les films de Germaine Krull. [4] Voir la préface de l’autobiographie de Germaine Krull. |
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