Attention, « Les ombres de Torquay’s Manor » est le deuxième volet des enquête de Beth Huntly. On peut le lire sans avoir lu le premier, mais ce serait dommage. Cette critique porte sur les deux livres.
L’inconnue de Queen’s Gate
Beth Huntly, fille de cuisine chez Lord Hewes, se voit promue cuisinière pendant la maladie de la cuisinière en chef. Elle fait des miracles aux fourneaux, mais pas seulement. Ne sachant pas lire, domestique dans l’Angleterre de la fin du XIX° siècle et donc sans pratiquement aucune chance d’émancipation, elle n’en est pas moins dotée d’un sérieux sang-froid, d’un esprit vif et d’un cœur en or. Autant de qualités qui lui seront nécessaires à ne pas perdre sa place, perspective pourtant hautement probable à partir du moment où le corps d’une prostituée suffragette est retrouvée avec un poignard dans la gorge dans le jardin de ses employeurs.
La famille Hewes est particulière à bien des écarts mais sommes toutes assez représentative d’une époque qui touche à sa fin : un couple, issu d’un arrangement de raison et non de cœur entre les familles, qui ne se touche plus depuis 15 ans après la naissance de trois enfants dotés d’une cuillère en argent dans la bouche, l’aînée, limite idiote et mariée pour des raisons d’argent à un avocat, limite idiot, le second dilapidant une fortune qui s’amenuise en plaisirs interdits et la benjamine, 12 ans, obligée de grandir plus vite que son âge. Les Hewes représentent tout ce qui fait la noblesse anglaise à cette époque : un verni policé qui ne fait que cacher les perversions de chacun, l’hypocrisie sous l’humour (noir).
En cette veille de réveillon du siècle (nous sommes donc en décembre 1899), les suffragettes montrent de plus en plus leurs crocs face à une société largement dominée par les hommes. Les femmes y sont les inférieurs des hommes et les domestiques les inférieurs des femmes. C’est tout dire. Et pourtant, on retrouve dans l’organisation des domestiques d’une maison le même type de comportement pyramidal sur-hiérarchisé. C’est l’un des aspects les plus intéressants du livre.
Pour le reste, Anne Beddingfeld mélange plusieurs pistes : entre les suffragettes, la noblesse, la domesticité, le trafic de mineures, sans que l’on sache ou devine où elle veut en venir exactement, sans que se dessine clairement le lien entre les différentes affaires, créant ainsi, avec tout ce qui concerne les actes pédophiles, un sentiment de malaise chez le lecteur. Les œillères des acteurs du drame qui se joue (et se dénoue) devant nous ne sont malheureusement pas sans rappeler celles qui ont encore cours aujourd’hui dans pas mal de cas de pédophilie.
Pour le style, Anne Beddingfeld réussi a créer des personnages attachant à travers Lord et Lady Hewes, malgré quelques travers qui ne dissimulent pas totalement leur bon fond, Beth, héroïne un peu ingénue qui gagne en maturité au fil des pages (et certainement au fil des romans à venir) mais qui n’a pas vraiment de prise sur l’histoire, jouant plus un rôle de témoin que réellement de détective, Rajiv, le domestique indien de Monsieur, ramené des Indes.
Le livre fonctionne d’autant plus comme un témoignage qu’Anne Beddingfel l’a écrit à la première personne du singulier, comme étant le récit ou le journal intime de Beth mais surtout qu’elle l’a écrit au présent. Ce constant décalage entre le temps de la lecture (un présent en 1899) et le présent réel du lecteur (pour mémoire des générations futures, ce livre est sorti en 2015) est d’abord déstabilisant avant de fort bien passer.
Un moment plus qu’agréable avec des personnages que j’ai immédiatement retrouvé dans la suite des aventures de notre cuisinière en chef (voir plus bas).
« […] il est des informations qu’un domestique se doit de garder pour lui. Si nous racontions toutes les frasques de nos employeurs, toute la bonne société anglaise se déliterait en un clin d’œil. Nos patrons sont d’excellents donneurs de leçons, mais il est rare qu’ils se les servent. »
« – Depuis quand êtes-vous à notre service, Beth ?
– Deux cent trente-sept jours, Madame.
Elle paraît surprise de ma précision. Le temps passé à servir ne doit pas avoir la même valeur que le temps passé à se faire servir. »
Les ombres de Torquay’s Manor
Après les évènements de « L’inconnue de Queen’s Gate » et quelques mois passés à l’écart de Londres bien mérités, Beth se retrouve sur la côte anglaise avec ses employeurs qui vont se trouver à nouveau mêlés à une histoire sanglante. Sur la lande de Dartmoor, le corps d’une Lady et de son chauffeur sont retrouvés poignardés et dans une position suggestive quant à la nature intime de leur relation. Le médaillon de la Lady a disparu et les assassins n’auront de cesse de retrouver ce médaillon qui renferme le secret de leur action.
Ce nouvel épisode des aventures de Beth l’entraîne aux confins de ce que son métier de femme de cuisine l’autorise ou non à faire, mettant en danger sa place quand bien même elle est dans une famille atypique qui n’est pas sans avoir un attachement certain à cette jeune fille débrouillarde et quand bien même fait-elle cela pour sauver cette famille un peu frapadingue et par là même sauver sa place.
Les références à Sherlock Holmes, déjà présentes dans le premier livre, sont encore plus flagrantes ici à travers la lande de Dartmoor et les allusions au « Chien des Baskerville ».
Les suffragettes sont encore de la partie à travers le personnage d’Eleanor Rigby, journaliste en goguette sur la côte pour suivre les régates pour son journal mais beaucoup plus intéressée par les faits divers. Eleanor s’adresse à Beth pour solliciter son aide, l’histoire révèlera les motifs réels d’Eleanor qui, pour un journaliste, conserve malgré tout un semblant de morale à peu près disparue aujourd’hui dans une majorité de la profession.
Autre constante entre le premier tome des aventures de Beth et cette deuxième livraison, Anne Beddingfeld s’empare de thèmes d’actualité mais traités dans l’Angleterre des années 1899-1900 les rendant intemporels. Pédophilie et place de la femme dans la société dans « L’inconnue de Queen’s Gate », il est ici question de moralité et des excès commis en son nom (la moralité prise en sons sens le plus large pouvant s’étendre aujourd’hui aux religions, au racisme, au rejet ; l’utilisation de références au Ku Klux Klan américain n’étant pas gratuite), de magouilles et de corruption, thèmes récurrents de l’actualité, de dérives d’une société embourgeoisée qui
Ces deux histoires s’enchainent parfaitement, se lisent facilement et sont distrayantes à plus d’un titre, servies par un style efficace avec des phrases sur ce qui est encore de l’esclavagisme (même rémunéré) qui font mouche, une vision émancipatrice (que ce soit la femme ou l’être humain en général) plutôt emballante. Et dans cette deuxième histoire, comme si la vie de Beth se mettait en adéquation avec ses aspirations, notre héroïne prend un peu plus les choses en main et les subit moins que dans le précédent récit. On s’attache sincèrement à cette jeune femme ne sachant pas lire mais sachant cuisiner, avec la tête sur les épaules, un peu tête brûlée aussi parfois et dont l’émancipation progressive s’accorde avec son histoire d’amour avec Ravij, le serviteur hindou de Monsieur.
A suivre encore donc avec plaisir.