Christine Angot
Editions 84
août 2015
251 p.  7,50 €
 
 
 

i  n  t  e  r  v  i  e  w 

Je rêvais de faire un livre qui dirait ce que c’est, avoir une mère 

Après L’inceste et Une semaine de vacances, Christine Angot reprend son travail autobiographique avec cet Amour impossible qui explore une nouvelle facette de son histoire. Il est question ici de Rachel Schwartz, mère de la romancière. Rachel a vingt-six ans, vit à Châteauroux et travaille à la sécurité sociale. Elle est très jolie. Arrive un jour en ville un jeune homme, Pierre Angot, grand bourgeois parisien très cultivé. Ils tombent amoureux et décident de faire un bébé mais, comme le laisse entendre le titre du livre, leur amour est impossible, condamné d’avance en raison, nous dit et nous démontre Christine Angot, de leur différence de classe sociale. Cette différence est pourtant au cœur même de leur relation puisque la petite dactylo de province est subjuguée par la culture, l’aisance, le charme du jeune bourgeois. Lui-même est un homme libre ou se veut ainsi. Il prévient qu’il n’épousera pas Rachel mais apprécierait que cette belle jeune femme soit à sa complète disposition. Il quitte Châteauroux, et seule une relation épistolaire et irrégulière subsiste entre eux. Christine a treize ans quand il réapparaît et à la demande de Rachel il la reconnait officiellement. C’est alors que débute une relation incestueuse déjà évoquée dans les précédents livres de Christine Angot.

L’un des aspects les plus passionnants du travail d’Angot réside dans sa façon de revenir sur ce traumatisme originel en le considérant chaque fois sous un angle différent, en dévoilant toujours une facette nouvelle, selon un traitement littéraire inédit. On assiste ainsi à l’élaboration d’une œuvre extrêmement cohérente, et très singulière.

En reconstruisant la rencontre de vos parents, vous n’êtes ni dans l’autobiographie ni dans l’autofiction et encore moins dans le souvenir ou l’imagination. Selon vous, à quel genre littéraire appartient ce nouveau livre ?
Si je parvenais à vous le dire, là maintenant, ce serait formidable mais je ne vais pas pouvoir. Je sens pourtant qu’il y a quelque chose qu’il faudra un jour définir. Une professeure de l’Université de Los Angeles s’intéresse à cette question-là et régulièrement me pose des questions. J’essaie de lui répondre comme je peux, en lui expliquant comment je fais, je lui ai même proposé de travailler sur les manuscrits de ce dernier livre, j’ai vingt-cinq versions. Votre question est donc légitime mais je ne sais pas y répondre et je ne crois pas pouvoir le faire seule. Ce n’est ni du témoignage, ni de l’autobiographie, ni de l’autofiction. Ce n’est pas du roman au sens conventionnel, c’est un peu tout ça et rien de tout ça.

Vous avez toujours vingt-cinq versions de chacun de vos livres ?
En général, oui.

Pour revenir à la question du genre littéraire, on constate que vous reconstruisez plus que vous ne racontez.
Pour moi, écrire n’est pas raconter, plutôt mettre en vie. Je cherche à ce que ce soit là, vivant, que le lecteur n’ait pas l’impression que le livre a été écrit par un écrivain. Il faut juste qu’il puisse percevoir tel moment comme l’a vécu tel personnage, c’est tout. Et pour ça, croyez-moi il faut au moins vingt-cinq versions.

Vous reconstruisez les faits sans commenter ce qui est en train de se passer.
Quand une once de commentaire surgit, j’essaie de la repérer et je l’enlève. Vous savez, un commentaire peut se glisser dans une virgule, il faut être très attentif. Ce qui s’installe, c’est ce que les personnages ressentent, ce qui se joue émotionnellement, je veux que le lecteur soit en direct avec ça. Je dispose les choses sans peser dessus, on a l’impression que cela ne passe pas par moi. Ce qui provoque des situations assez étonnantes. Très régulièrement, des gens m’expliquent ce que j’ai vécu et me font leurs commentaires, comme si je ne m’étais pas aperçue de tel ou tel aspect de l’histoire. Sans se dire que, s’il ont vu quelque chose, il y a quand même des chances pour que je l’aie vu aussi, puisque c’est quand même moi qui ai écrit le livre. C’est très fréquent, et c’est insensé.

Dans Une semaine de vacances, vous parliez à la troisième personne, ici vous revenez au « je ».
Dans Une semaine de vacances, l’enjeu était de mettre en scène ce que vivait la jeune fille qui justement ne parlait pas, elle était même quasiment incapable de penser ce qu’elle vivait. Cela ne veut pas dire qu’elle n’avait pas une certaine perception de tout cela mais elle ne pouvait pas l’articuler. C’était la situation de cette jeune fille-là que je voulais rendre claire, et puisque elle-même n’était pas capable de parler, je ne pouvais employer un « je » qui aurait été factice.

Pierre est un grand bourgeois, Rachel une dactylo. La différence de classe sociale est évoquée dès les premières phrases du livre, et vous dites que Rachel est exilée à Châteauroux, qu’elle n’y est pas à sa place.
La différence de classe est au cœur de leur histoire. D’autre part, il existe comme Rachel  des gens qui sont nés quelque part et pourtant ont l’impression d’être d’ailleurs. Ils portent en eux le sentiment d’appartenir à un autre lieu, d’être faits pour une autre vie. Le sentiment qu’ils ne peuvent être exactement comme ils aimeraient être, qu’il doit exister un endroit qui leur correspondrait mieux, où ils rencontreraient d’autres gens. Elle est comme ça.

Du coup, quand arrive ce jeune homme venu d’ailleurs, elle est plus subjuguée par son langage que par son physique.
Pas par ses traits, en effet, tout de même par son physique si l’on considère que le physique n’est pas seulement la beauté, mais également des signes qu’on envoie par son apparence. Le maintien des épaules, le regard, la démarche, racontent plein de choses. Pierre apporte quelque chose à Rachel, elle dit plusieurs fois qu’elle découvre grâce à lui un monde qu’elle ne connaissait pas avant. Elle n’a pas envie d’en faire le deuil.

Et la fille adolescente va être subjuguée de la même façon.
Oui. Il est son père, elle se dit que son propre sentiment d’exil s’explique par le fait qu’elle est aussi issue de cet homme-là, de ce milieu-là. Vous savez, c’est très fort la fascination sociale, et c’est aussi un livre là-dessus. Sans fascination sociale, vous ne pourriez pas humilier les gens, vous n’auriez pas de prise.

Il est séducteur, manipulateur et prédateur. Lorsqu’il rencontre Rachel il veut rester libre, et ne se rend pas compte que cette liberté est un privilège de classe.
Je ne sais pas. Je crois qu’il s’en rend compte mais on ne fait pas état d’un privilège de classe puisqu’il semble normal. Il est conscient de sa supériorité, tout cela lui paraît très légitime, il fait bloc avec lui-même, n’a pas le désir d’être quelqu’un d’autre, contrairement à elle. C’est ici que réside sa force à lui. A partir du moment où il peut lui faire miroiter qu’elle pourrait être quelqu’un d’autre, il manipule quelque chose de très dangereux pour elle, puisqu’alors elle a besoin de sa parole pour être justement quelqu’un d’autre. C’est un grand pouvoir.

Ils décident de faire un enfant ensemble et on se rend compte que cette histoire est aussi une histoire d’héritage. Rachel n’est pas la première à tomber amoureuse d’un inconnu, le grand-père Schwartz est originaire d’Europe de l’est et né à Alexandrie. Et avoir un enfant hors mariage est une situation qui se répète depuis trois générations.
Cela concerne tout le monde. A partir du moment où vous ne savez pas vraiment ce que vous faites, où vous n’êtes pas vraiment conscient, vous répétez certaines choses. Cela vient nous rappeler qu’on ne maîtrise rien, qu’on n’est pas surpuissant. Mais on peut décider à un moment qu’on n’a plus envie de les vivre. C’est ce que cette histoire raconte.

Lorsque vous évoquez votre enfance, la relation avec la mère est décrite comme idyllique, très fusionnelle.
Pour la petite fille, son amour, ses sentiments, c’est sa mère. C’est une espèce de bonheur intense, d’aimer sa mère et être aimée par elle. Cela va de soi, elle ne se pose pas de questions. Et l’apparition du père à l’adolescence va attaquer cette relation.

Le livre est rythmé par des lettres, puis des courriels. Pourquoi ?

Ces lettres ont une sorte de force, comme des pièces à conviction. Et on voit la façon dont lui met en scène son discours. Ensuite, les mails sont pour la mère et la fille une façon de renouer leur relation. Les gens font comme ils peuvent pour se parler. Les mails arrivent à un moment où le dialogue entre la mère et la fille est totalement interrompu, elles ne se disent plus rien. Les mails vont permettre de débloquer certaines choses, et de revenir sur certains événements.

Pourquoi avez-vous écrit ce livre aujourd’hui ?
Parce que depuis que j’écris, je rêvais de faire un livre qui dirait ce que c’est, avoir une mère. Voilà trente ans je me dis que ce serait génial de faire ça et jamais je n’y étais arrivée. Parler de ce sentiment-là, très important, dont on ne parle plus lorsqu’on est adulte. Quand on est enfant, c’est : je t’aime maman aussi loin que l’infini, ma maman est la plus belle du monde, très bien, vous le dites jusqu’à six ans. Après, vous n’avez plus aucun propos là-dessus. Est-ce que pour autant votre mère vous est devenue indifférente ? Non. Comment prendre en charge cette histoire-là ? C’est ce que j’ai voulu faire. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose dont on ne parlait pas, et je me suis dit : il faut que je le fasse.

 Propos recueillis par Sylvie Tanette

 
 
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