Les Échoués
Pascal Manoukian

Points
fiction
août 2015
288 p.  7,50 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Une grande claque, ce livre. Indispensable.

Un roman qui laisse sans voix. Et pourtant, il va falloir trouver les mots pour dire à quel point il est important de le lire. Pour remercier l’auteur aussi de ce texte fort qui transporte son lecteur bien au-delà de l’émotion. Pour lui offrir toute l’exposition qu’il mérite. Parce que ce genre de livre, on le voudrait entre toutes les mains, on le voudrait au programme de toutes les écoles, on le voudrait disséqué et discuté sur tous les plateaux de télévision.

Ses années de journalisme de terrain souvent dans des zones de conflits irriguent la plume de Pascal Manoukian d’où jaillissent des images sans fard. Une réalité à l’état brut, pour camper le décor et faire connaissance avec les trois héros de ce roman. Dans le contexte actuel où « le drame des migrants » est le sujet favori des médias et des comptoirs, l’auteur choisit de raconter l’histoire de trois clandestins arrivés en France en 1992, bien avant les vagues qui suscitent désormais autant de craintes que de haines. Aucun d’entre eux n’a eu le choix. Ni Virgil, le moldave au pays broyé par des années de dictature communiste. Ni Assan le somalien, déterminé à sauver sa fille, le seul membre de sa famille rescapée d’une sauvage guerre civile. Ni Chanchal, le bangladais réduit à la misère comme tous les paysans ruinés par les catastrophes climatiques et obligés de s’entasser dans les usines textiles de la capitale. Tous ont voyagé dans des conditions effroyables, endettés jusqu’au cou, simplement animés d’un instinct de survie qui leur a fait tout supporter. Les passeurs, les caches où l’on peut à peine bouger, la peur d’être arrêté ou tout simplement tué par un chauffeur peu scrupuleux, les violences. Pour enfin arriver en France sans pour autant voir la lumière.

« Il avait mis du temps avant de trouver un peu de chaos dans cette forêt dessinée pour les rois. C’est en suivant un chevreuil qu’il avait découvert l’endroit. Les animaux et les clandestins ont des besoins communs : vivre cachés au milieu des vivants, à proximité d’une source d’eau et de deux lignes de fuite ».

Clandestin, cela équivaut à ne pas exister. On n’est rien, on est vulnérable, exposé à toutes les violences et malversations. On est hors-la-loi, sans aucune protection. Porte ouverte aux mafias, aux exploiteurs, aux patrons véreux, aux salauds en tout genre. Les routes de Virgil, Chanchal et Assan se croisent sur un chantier de Villeneuve-le-roi et ces hommes qui n’ont que la misère en commun vont s’entraider pour tenter de remonter à la surface et exaucer les vœux qu’ils ont formé en venant ici au péril de leur vie – faire venir sa famille, envoyer de quoi nourrir la sienne, offrir à sa fille une vie meilleure.

Comment ne pas s’attacher à Virgil, le costaud, tellement remonté contre le communisme qu’il envoie paître le délégué CGT qui tente de les aider ? Comment ne pas être touché par la détresse d’Assan, qui ne comprend plus l’islam dans lequel on veut l’enfermer, si différent de celui que son père lui a transmis ? Comment ne pas être ému par le courage de Chanchal sur les épaules duquel reposent tous les espoirs d’une famille ? Pascal Manoukian dresse des portraits teintés d’un réalisme dramatique et porte ses personnages à bout de bras comme s’il voulait les faire émerger du marécage d’horreurs dans lequel tout les renvoie.

Un roman peut-il changer le monde ? Peut-il faire réfléchir ceux qui ne parlent que de « trier les migrants » ? Peut-il ouvrir les yeux sur le vaste marché de l’exploitation de ces clandestins dont personne ne veut sauf pour exercer les travaux les plus immondes et faire gagner encore plus d’argent à ceux que l’on peut qualifier de négriers modernes ?

Difficile d’être optimiste. D’ailleurs, l’auteur ne l’est pas vraiment. Le combat est si déséquilibré qu’il broie les bonnes volontés et décourage les bonnes actions. Pourtant, ce sont des histoires d’hommes et de femmes. Pascal Manoukian leur offre une voix, un coup de projecteur, une reconnaissance.

Ce livre est une grosse claque, un énorme coup de poing dans l’estomac. Moi, j’ai juste envie qu’il bouscule un maximum de monde. Alors, s’il vous plaît, lisez-le !

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coup de coeur

« Les échoués » de Pascal Manoukian est le récit de trois sans-papiers venus en France d’horizons lointains mais tous différents : Virgil vient de Moldavie, Chanchal vient du Bangladesh et Assan, accompagné de sa fille Iman, de Somalie. Ils ont tous fuit quelque chose, ils ont tous abandonné quelque chose ou quelqu’un, ils ont tous vécu un parcours chaotique (et le terme est faible) pour arriver en France.

Du récit de leurs départs (et des causes de ceux-ci) à celui de leur vie en France en passant par leur « voyage » (qui n’a rien mais alors rien d’agrément), Pascal Manoukian nous fait toucher une réalité que nos yeux de privilégiés blancs nés du bon côté de la frontière passent le plus clair de leur temps à occulter, à draper du voile de la pudeur, mal placée, de la gêne, à la limite du dégoût ou de la haine. Pascal Manoukian nous décille les yeux non pas avec la crudité nécessaire, allai-je écrire, mais la crudité réelle. Pour construire son récit, Pascal Manoukian est parti de ses années de terrain, puisant dans son expérience les (més)aventures de ses personnages en leur donnant un corps fictif. De son propre aveu, terrible quand on a lu le livre et tenté de visualiser les détresses psychologiques et physiques de ces êtres humains, la réalité dépasse ce qu’il rapport ici de façon romanesque.

A travers ces trois destins et le croisement de leurs routes sinueuses, à travers ces trois religions également, Pascal Manoukian touche son lecteur tant par la violence de ces histoires que par l’humanité qui se dégage de ses personnages. Ses héros, réels ou fictifs ?, surnagent ou tentent de surnager, malmenés entre les passeurs, les convoyeurs, les exploiteurs, les profiteurs (au sein même des communautés de sans-papiers). Du début à la fin de la filière, le clandestin est et reste une vache à lait qu’il faut traire continuellement, ne jamais laisser se reposer, toujours et sempiternellement le soumettre à une pression financière, morale et physique inacceptable.

Le statut du clandestin n’existe pas en tant que tel. Pas en tant qu’être humain en tout cas et Pascal Manoukian le rend très bien tout au long du livre et notamment à travers une image légumière frappante de vérité, reprise à deux moments clefs du récit, d’abord pour parler du trajet des clandestins assimilables au transport de marchandises puis pour évoquer les vagues d’immigrations :

« Parfois, mieux valait laisser les plus faibles se reposer une journée et reprendre la marche forcée le lendemain. D’autres fois, mieux valait abandonner le lot sur place, en plein désert, et partir en chercher un autre. C’étaient des choix d’épiciers : il fallait savoir sélectionner sa marchandise, bien la répartir dans les cagettes. Ne pas prendre de fruits trop jeunes qui n’auraient aucune chance de mûrir, ni de fruits trop mûrs qui ne supporteraient pas le voyage et qui risquaient en pourrissant de compromettre l’ensemble du chargement. Là était le seul risque des convoyeurs. Pour le reste, ils n’avaient rien à craindre. Les clandestins étaient dociles comme des légumes, entièrement dépendants des passeurs, terrorisés à l’idée d’être abandonnés ou arrêtés, incapables de s’orienter ou de survivre seuls. La cargaison parfaite, si ce n’est son côté périssable. »

« Les sans-papiers, à l’image des fruits et légumes, avaient leur saison. Leur arrivée sur le marché dépendait des tempêtes de sable ou de la mousson, mais aussi des fermetures de frontières ou des contrôles douaniers. Entre décembre et février, les Arabes dociles à souhait et habiles pour les petits travaux se faisaient rares, victimes des caprices de la Méditerranée. De mars à juin, la fournaise sahélienne provoquait une pénurie de grands Noirs costauds, ou alors ils arrivaient amaigris comme des Pakistanais ; quant aux Kurdes et aux Afghans, rêches et rebelles mais excellents en soubassements, il fallait invariablement attendre le dégel et la fonte des neiges. »

Ecrivant en 2015 et plaçant son récit en 1992, si on peut toujours dire qu’il est facile de réécrire l’histoire a posteriori, cela permet-il en tout à Pascal Manoukian de tracer des ponts entre passé et présent, de relier les deux et de montrer à quel point l’immigration des années 90 n’a été que la simple répétition sur une petite échelle de ce que la misère et l’oppression à travers le monde ont créé de personnes avides d’ailleurs, avides d’autre chose, expliquant pourquoi les clandestins sont prêts à tout accepter pour peu que cela leur permette de ne pas rentrer chez eux…

« Les échoués » est un livre poignant mais jamais larmoyant, Pascal Manoukian ne cherche pas à nous émouvoir. Il a pris le lecteur aux tripes dès le début et la tristesse ne serait qu’un faible prix à payer pour survivre à Virgil, Assan et Chanchal. Non, il convenait de tordre les tripes du lecteur dans tous les sens pour qu’il saisisse la quintessence du message de Pascal Manoukian, pour voir et comprendre tous les détails du grand tableau qu’il peint devant nous, petit à petit. Ce livre est plus qu’un coup de cœur, il est un coup au cœur qui élance encore longtemps après le poing final.

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