Il y a au moins deux lectures possibles de ce nouvel opus de Nicolas Fargues. La première, très premier degré, en fera le récit très sombre d’un intellectuel déçu de sa carrière, de sa vie et de son pays et qui ne cesse de ruminer cette crise existentielle. La seconde, beaucoup plus jouissive, se lit entre les lignes. Dans les réflexions du sociologue sur ce qu’il aurait pu ou dû faire, sur l’autre regard qu’il pourrait porter sur le presque demi-siècle qui vient de s’écouler, car «rien ne sert d’essayer de devancer le temps, qui a son rythme propre. Il finit toujours par nous rattraper.»
Des digressions proposées par le narrateur, Romain Ruyssen, sociologue et maître de conférences à l’université qui vient de publier Au pays du p’tit, un essai philosophico-politique qui dépeint une France en dépression et taille en pièces ce pays d’assistés, d’incultes, d’indisciplinés, de laxistes. Un ouvrage qui va jusqu’à être qualifié de «pamphlet poujadiste», mais qui va permettre à son auteur de gagner une certaine notoriété et d’être invité à débattre en Russie et aux Etats-Unis.
Le ministère des affaires étrangères l’envoie à Moscou pour un colloque à la Maison centrale des écrivains. A 44 ans, il va pouvoir développer ses plus belles diatribes et expliquer que pour un Français « être agacé par les autres et se considérer soi-même supérieur au reste de l’humanité est davantage qu’un folklore national : c’est un mode de vie, une fierté, une conviction, un code génétique, bref, une culture. » On pourra multiplier les qualificatifs pour dépeindre cet aigri de 44 ans – cynique, calculateur, ironique, mordant, désagréable, capricieux, insatisfait, infréquentable, blasé, glaçant ¬–¬ et pourtant on va finir par s’y attacher, à l’image de cette slovaque de 25 ans à la poitrine volumineuse qu’il a repéré dans l’auditoire.
Janka Ku?ová n’est toutefois pas une proie facile. Aussi faudra-t-il que notre homme déploie tout son entregent et sorte son portefeuille pour réussir à mettre l’étudiante dans son lit. Mais même dans la séduction, chassez le naturel et il revient au galop : « J’avais pris un plaisir sadique à lui signifier par cette seule réponse que rien de ce que j’entreprendrais avec elle ne serait pour moi une première fois. Si elle avait été plus douce, moins dominatrice et moins cruelle, pensai-je, je lui aurais menti, par charité. Je me serais privé de faire le malin pour ne pas lui gâcher la certitude que c’est peut-être avec elle que j’allais étrenner ceci : faire l’amour dans un hammam, comme au cinéma. Pour l’assurer que, malgré son jeune âge et toutes les vies que je traînais derrière moi, elle avait la possibilité de me faire encore découvrir quelque chose. » Son périple aux Etats-Unis sera du même tonneau.
L’ analyse froide – d’autres diront lucide – du sociologue n’est pourtant que le miroir de son mal-être. Il finit par tout filtrer à l’aune de son vécu. Encore un effort et ce collègue de David Lodge qui aurait égaré ses antidépresseurs nous livrerait un traité d’optimisme à l’issue de sa promenade sur le campus de l’université d’Iowa : « On se met à respecter les règles et à respecter les autres, on apprend à devenir responsable, à patienter, à remplacer la mauvaise humeur et les frustrations par du dynamisme, et l’on finit par se rendre compte que cela donne du sens à la vie, cela rend la vie plus intense et plus stimulante…» Jubilatoire !