critique de "Boussole", dernier livre de Mathias Enard - onlalu
   
 
 
 
 

Boussole
Mathias Enard

Actes Sud
août 2015
480 p.  21,80 €
ebook avec DRM 11,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Michel Abescat (Télérama) a aimé « Boussole » et la librairie « La vie devant soi » à Nantes le recommande également.

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nuit blanche

Boussole… une soif d’Orient

En voyant les images d’Alep se vidant de ses habitants, contraints à l’exil sous le poids des bombes qui s’abattent sur la ville, j’ai repensé à mon voyage en Syrie et aux fortes émotions de ce voyage au Proche-Orient. J’ai alors recherché dans le livre de Mathias Enard ce passage où il parle de cette superbe cité qui est en train d’être rasée : «Nous sommes rentrés à l’hôtel par le chemin des écoliers, dans la pénombre des ruelles et des bazars fermés – aujourd’hui tous ces lieux sont en proie à la guerre, brûlent ou ont été brulés, les rideaux de fer des boutiques déformés par la chaleur de l’incendie, la petite place de l’Évêché maronite envahie d’immeubles effondrés, son étonnante église latine à double clocher de tuiles rouges dévastée par les explosions : est-ce qu’Alep retrouvera jamais sa splendeur, peut-être, on n’en sait rien, mais aujourd’hui notre séjour est doublement un rêve, à la fois perdu dans le temps et rattrapé par la destruction. Un rêve avec Annemarie Schwarzenbach, T. E. Lawrence et tous les clients de l’hôtel Baron, les morts célèbres et les oubliés …» Si la lecture de ce roman couronné du Prix Goncourt 2015 résonne aussi fort en moi, c’est d’abord pour les souvenirs qu’il évoque et que doivent partager tous ceux qui ont arpenté le site de Palmyre, les ruelles d’Alep ou le souk à Damas. Cette impression d’un drame absolu, né de la folie d’hommes qui ont oublié d’où ils venaient, combien leur culture, leur art, leur science et même leur religion était riche. Avec une époustouflante érudition – je vous l’accorde, il faut quelquefois s’accrocher pour suivre le récit – Mathias Enard en témoigne. En nous entraînant sur les pas de Franz Ritter, musicologue installé à Vienne, il jette sans cesse des ponts entre les occidentaux avides de connaître cet orient au-delà des fantasmes. A moins que ce ne soit à cause de ces fantasmes qui ont nourri leur œuvre de musicien, de poète, d’écrivain. Entre colloques universitaires et récits de voyages, entre découvertes archéologiques et conversations autour d’un verre ou d’un feu de camp, on découvre la richesse de l’orientalisme inventé par Napoléon Bonaparte «c’est lui qui entraîne derrière son armée la science en Egypte, et fait entrer l’Europe pour la première fois en Orient au-delà des Balkans. Le savoir s’engouffre derrière les militaires et les marchands, en Egype, en Inde, en Chine.» Derrière lui, les écrivains et les musiciens seront nombreux à raconter leur vision de cet orient. De Victor Hugo avec «Les Orientales» à Chateaubriand, de T. E. Lawrence à Agatha Christie, de Klaus Mann à Isabelle Eberhardt, sans oublier les poètes comme Rimbaud, Nerval, Byron. Pour le musicologue, il y a tout autant à raconter, tant les influences orientales parsèment les œuvres de Schubert, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Strauss, Schönberg. Il semble que l’occident tout entier ait eu cette soif d’Orient. «Les Allemands, dans l’ensemble, avaient des songes bibliques et archéologiques ; les Espagnols, des chimères ibériques, d’Andalousie musulmane et de Gitans célestes ; les Hollandais, des visions d’épice, de poivriers, de camphriers et de navires dans la tempête, au large du Cap de Bonne-Espérance.» Quant à Sarah et aux Français, ils se passionnent non seulement pour les poètes persans, mais aussi pour ceux que l’Orient en général avaient inspirés. Voilà justement le moment de dire quelques mots de cette Sarah que Franz rencontre lors d’un voyage et qui va servir de fil rouge au romancier. Tout au long du roman, on suit en effet la quête de Franz, amoureux transi. La belle rousse, spécialiste de cet Orient qui le fascine tant, avec qui il va pouvoir partager ses découvertes. Même si cette femme ne possède rien («Ses livres et ses images sont dans sa tête ; dans sa tête, dans ses innombrables carnets»), il s’imagine, depuis une nuit à la belle étoile passée au pied de la forteresse d’Alep, ne plus jamais la quitter. Mais c’est elle qui s’envolera pour enterrer son frère, traumatisme dont elle ne se remettra pas et que l’entraînera à «l’orient de l’orient». Des années plus tard, il va pourtant la croiser à nouveau en Autriche : «L’avenir était aussi radieux que le Bosphore un beau jour d’automne, s’annonçait sous des auspices aussi brillants que cette soirée à Graz seul avec Sarah dans les années 1990, premier dîner en tête à tête…» Sauf que «la vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, ne retombe jamais sur ses pieds. Dans ce sentiment du temps qui est la définition de la mélancolie, la conscience de la finitude, pas de refuge à part l’opium et l’oubli». Mathias Enard dit avec élégance la souffrance du manque. Au soir de sa vie, il a beau ressortir «la boussole qui pointe vers l’orient, la boussole de l’illumination, l’artefact sohrawardien. Un bâton de sourcier mystique», il compris que le monde qu’il a rêvé n’est plus, que seuls les récits témoignent de la beauté et de l’amour. Que le paradis est artificiel. «Une bouffée d’opium iranien, une bouffée de mémoire, c’est un genre d’oubli de la nuit qui avance, de la maladie qui gagne, de la cécité qui nous envahit.»

Retrouvez Henri-Charles Dahlem sur son blog 

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coup de coeur

« Du soi dans l’autre »

« Il n’y a pas de lieder « orientaux » de Beethoven en dehors des Ruines d’Athènes de l’horrible Kotzebue. Il y a juste la boussole. J’en possède une réplique – enfin un modèle approchant. Je n’ai pas souvent l’occasion de m’en servir. Je crois qu’elle n’est jamais sortie de cet appartement. Elle marque donc toujours la même direction, à l’infini, sur son étagère, le couvercle fermé. Assidûment tendue par le magnétisme, sur sa goutte d’eau, la double aiguille rouge et bleue marque l’est. Je me suis toujours demandé où Sarah avait trouvé cet artefact bizarre. Ma boussole de Beethoven montre l’est. Oh ce n’est pas juste le cadran, non non, dès que vous essayez de vous orienter, vous vous apercevez que cette boussole pointe vers l’est et non pas vers le nord. »

Boussole est un roman doux. Chaloupés par une nuit d’insomnie, les souvenirs de Franz Ritter déferlent en glissant de Vienne à Istanbul, d’Alep à Téhéran, de Palmyre à Damas… Inquiet par son état de santé, ébranlé par un courrier reçu dans la journée, Franz passe une nuit blanche aux accents proustiens, balancé entre la mélancolie du passé, l’agacement dû à la maladie et à l’absence du sommeil et l’image de Sarah qui flotte dans tous les objets de son appartement.

Musicologue orientaliste, Franz est épris de Sarah, de sa fougue et de son érudition depuis le colloque où il l’avait rencontrée, des années auparavant:
 » …il est vrai que nous avions immédiatement sympathisé, Sarah et moi, même sans goules et coïts surnaturels, pris tous nos repas ensemble et détaillé longuement les étagères de l’étonnant Joseph von Hammer-Purgstall. Je lui traduisais les titres allemands qu’elle déchiffrait mal; son niveau d’arabe, bien supérieur au mien, lui permettait de m’expliquer le contenu d’ouvrages auxquels je ne comprenais goutte et nous sommes restés seuls longtemps, épaule contre épaule, alors que tous les orientalistes s’étaient précipités vers l’auberge, de peur qu’il n’y ait assez de patates pour tout le monde – je la connaissais depuis la veille et déjà nous étions l’un contre l’autre, penchés sur un vieux livre… « 
Si Franz est amoureux de l’Orient et intéressé par toutes les influences de celui-ci sur la musique classique, Sarah est une humaniste passionnée par la culture orientale dans toutes ses manifestations et portée par une quête continuelle de l’altérite.
C’est grâce à sa présence, à son insatiable curiosité que Franz prolonge son périple, toujours plus à l’est, sur les traces des aventurières si chères à Sarah et dont le lecteur découvre les portraits au fil des pages.
Annemarie Schwartzenbach, journaliste-archéologue qui débarque à Alep en décembre 1933, Lady Hester Stanhope, « femme au destin exceptionnel, disait-elle et je peux comprendre sa passion pour cette dame dont les motivations étaient aussi mystérieuses que le désert lui-même: qu’est-ce qui poussa Lady Hester Stanhope, riche et puissante, nièce d’un des hommes politiques les plus brillants de l’époque, à tout quitter pour s’installer dans le Levant ottoman, où elle n’eut de cesse de gouverner, de régenter le petit domaine qu’elle s’était taillé, dans le Chouf, entre druzes et chrétiens, comme une ferme du Surrey? », Marga d’Andurain, née à Bayonne et qui après avoir connu le Caire, le Damas, s’installera à Palmyre avec son mari avant de décider de devenir la première femme européenne à se rendre en pélérinage à la Mecque; ou encore Lucie Delarue-Mandrus, poétesse et romancière éprise de l’Orient, qui y voyagea entre 1904 et 1914 et dont le dernier livre s’appelle « El Arab, l’Orient que j’ai connu ».
Oui, Boussole est un roman riche en références, en informations, une encyclopédie qui recense l’énorme influence de l’Orient sur la civilisation occidentale. Mais c’est avant tout un manifeste humaniste. Rappeler la mesquinerie contemporaine et l’ignorance qui caractérise si bien la société occidentale aujourd’hui, nécessitait bien des arguments solides. Et Mathias Enard les fournit, à sa façon. Dans une atmosphère ouatée, celle de la nuit où tout le monde dort autour de Franz, l’insomniaque qui ne peut ni fermer les yeux, ni oublier, avec, en musique de fond les grands noms de la musique classique, on ne peut que se laisser embarquer et découvrir la magie de l’altérité.
Au lieu de se sentir « Ã©crasé » par le côté érudit du roman, comme j’ai pu le lire ici et là, je pense qu’il faudrait prendre Boussole pour un cadeau: celui qui permet d’apprendre et de s’enrichir, peut-être de changer, en tout cas de s’ouvrir. N’est-ce pas le but premier de la littérature? Je me suis perdue entre ses pages et j’ai adoré me perdre, chaque ligne respire la bienveillance de l’auteur. Même lorsqu’il se moque gentiment de son narrateur (on le sent) dans les petites mesquineries de celui-ci, dans son attitude souvent prise de court devant l’enthousiasme ravageur de Sarah.
Et j’ai adoré le cri du coeur qui traverse tout le roman et qui se résume dans ce paragraphe:
 » Entretemps, il y avait eu Félicien David, Delacroix, Nerval, tous ceux qui visitèrent la façade de l’Orient, d’Algésiras à Istanbul, ou son arrière-cour, de l’Inde à Cochinchine; entretemps, cet Orient avait révolutionné l’art, les lettres et la musique, surtout la musique: après Félicien David, rien ne serait comme avant. Cette pensée est peut-être un voeu pieux, tu exagères, dirait Sarah, mais bon Dieu, j’ai démontré tout cela, j’ai montré que la révolution dans la musique au XIXe et au XXe siècle devait tout à l’Orient, qu’il ne s’agissait pas de « procédés exotiques », comme on le croyait auparavant, que l’exotisme avait un sens, qu’il faisait entrer des éléments extérieurs, de l’altérité, qu’il s’agit d’un large mouvement, qui rassemble entre autres Mozart, Beethoven, Schubert, Liszt, Berlioz, Bizet, Rimski-Korsakov, Debussy, Bartok, Hindemith, Schönberg, Szymanowsky, des centaines de compositeurs dans toute l’Europe, sur toute l’Europe souffle le vent de l’altérité, tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l’Autre pour modifier le Soi, pour l’abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l’utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant de l’église et de l’harmonie…. »
Voilà. A lire.
Merci, Mathias Enard!

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