« Hormis les fêtes de famille, je n’ai aucun souvenir de l’islam dans ma jeunesse »
Il est sur presque toutes les listes de prix. L’écrivain algérien Boualem Sansal, rencontré à Paris lors d’un passage en France, semble heureux mais un peu dépassé par les événements. Cet ancien ingénieur a été repéré par la critique dès son premier livre, en 1999, Le serment des barbares. Mais c’est aujourd’hui un roman d’anticipation qui lui vaut la consécration. 2084 fait bien entendu référence au célèbre 1984 d’Orwell, et décrit lui aussi une société totalement fermée, manipulée par un obscur pouvoir suprême. Mais dans le monde imaginé par Sansal, c’est la religion qui sert de ciment à un système étouffant. Dans une ville où la population vit enfermée dans toutes sortes de rituels et de légendes, le jeune Ati commence pourtant à douter. Son chemin croise Koa, un garçon qui, lui, sait que des choses terribles se déroulent derrière cet univers en apparence très huilé. Les deux amis vont chercher à sortir de la ville, et surtout à débusquer des indices pour retrouver le passé de leur pays, car ils devinent qu’on leur cache beaucoup de choses.
Foisonnant, peut-être trop, le livre de Sansal sort des codes traditionnels de la littérature occidentale de science-fiction.
Quand vous est venue l’idée d’un roman d’anticipation ?
Je suis ingénieur et, comme tous les scientifiques, je me demande comment les choses vont évoluer, je me projette dans l’avenir. Il y a longtemps, et avant même de devenir écrivain, j’avais eu l’idée d’un roman d’anticipation. A l’époque, je publiais des livres scientifiques, je travaillais sur les turbo-réacteurs, j’enseignais à l’école polytechnique. Mais la situation de mon pays a pris le dessus, en 1991 la guerre civile a éclaté. Après dix ans de guerre, réfléchissant sur l’islamisme et l’évolution de nos sociétés, j’étais toujours tenté d’écrire un livre d’anticipation mais d’anticipation politico-sociale, car je me demandais comment mon pays allait évoluer. On avait essayé la voix de la modernité, la voie démocratique, ça n’avait pas marché, ou peut-être qu’on n’a pas su faire. Qu’est-ce qui restait ? La religion ? On se pose toujours ces questions-là. C’est ainsi qu’est né 2084. J’ai pensé au 1984 d’Orwell, au Fahrenheit 451 de Bradbury, ces gens ont déjà travaillé sur ces questions. D’une manière remarquable, ils sont arrivés à montrer la structure des choses. Je ne voulais pas pour autant voler leurs idées, 2084 n’est ni un plagiat ni un remake. Eux pensaient au nazisme, ici on est dans un univers religieux, car à mes yeux on ira de plus en plus vers ça. Malraux a bien dit que le 21ème siècle serait religieux.
En même temps, ce livre fait de vous le premier écrivain algérien de science-fiction.
C’est vrai. Personnellement, j’ai été nourri de science-fiction, j’ai commencé par lire de petits romans qui coûtaient deux francs six sous, il y a très longtemps. J’adorais ça et c’est peut-être d’ailleurs ce qui m’a orienté vers des études d’ingénieur. Mais en Algérie, en général on ne lit pas de science-fiction, on n’aime pas ça, autour de moi personne n’en lit, alors que ce peut être de la grande littérature.
Mais comment se saisit-on d’un genre littéraire né ailleurs pour l’adapter à une réalité particulière, celle de l’Algérie ?
Je n’en sais rien, ça m’a paru simple, il suffisait de trouver une fiction, quelque chose qui tienne la route.
En vous lisant, on se demande si vous avez seulement écrit une critique de l’islamisme ou si on trouve autre chose, par exemple une évocation de l’Algérie de Bouteflika.
Il y a de tout. Au fond, mon idée c’est : que serons-nous dans un siècle ? En sachant qu’aujourd’hui on arrive à la fin de quelque chose : le climat est catastrophique, on se retrouve aux limites de ce que la planète peut supporter, la température va grimper à des seuils jamais atteints et des phénomènes dramatiques vont se produire. On a épuisé les ressources, l’eau va manquer, cela va provoquer des mouvements migratoires intenses. D’autre part, les idées qui nous ont permis de nous organiser ne fonctionnent plus. Ceux qui exerçaient la régulation mondiale, les grandes puissances, l’Occident, n’en sont plus capables. L’Amérique devient un petit pays. De nouvelles puissances naissent mais elles n’ont pas de rêve. Les Chinois ne croient plus au communisme, ils ne savent même plus ce que c’est, on ne le leur enseigne pas. J’y suis allé, j’ai pu discuter avec des étudiants. Ils sont incapables de définir le communisme, et n’ont pas entendu parler des événements de Tiananmen. Ils ne savent rien, on a effacé leur mémoire.
C’est ce que vous décrivez dans votre livre, un peuple qu’on a coupé de son histoire.
Absolument. Partant de ce constat, quelque chose va surgir, que je ne nomme pas, je ne dis pas « islamisme ». Je pense qu’il y aura un contenu religieux très fort, et un contenu islamiste important. En ce moment, c’est ce qui est bourré d’énergie. Tout ce qui l’était avant est en train de s’étioler. L’American way of life, par exemple. La vie en Occident, la démocratie, les Européens eux-mêmes n’en attendent pas grand-chose, se disent que ce n’est que de la consommation, du marketing, que tout le monde leur ment. Les seules sources d’énergie sont les islamistes et les évangélistes. Un nouveau peuple est en train de naître qui va être porté par cette énergie pour très longtemps, les convertis. Ils ont la sensation de sortir d’un monde pourri, endormi. On ne sait comment ils vont arriver au pouvoir, dans le livre on parle d’une guerre. Mais une fois qu’on a le pouvoir il faut le conserver, et pour cela mettre en place des dispositifs d’écrasement des gens, les couper de toute réflexion.
On peut donc penser que votre livre ne parle pas seulement de l’islamisme, mais de toute autre situation de dictature.
En effet. La seule chose que je postule, c’est que ce sera de nature religieuse.
Comment avez-vous imaginé le personnage d’Aty, jeune homme qui dans ce monde verrouillé commence à se poser des questions.
C’est un pauvre malheureux comme les autres, qui n’a ni mémoire, ni savoir, ni perception de l’avenir. Alors qu’il est malade, soigné à l’écart de tout dans un sanatorium, il observe, constate que les gens ne sont pas tous comme ceux de son quartier, il découvre la diversité. Là-bas, des caravaniers assurent le ravitaillement, et Ati entend dire que certains d’entre eux disparaissent, sans que l’on sache s’ils sont tués et par qui. Il entend également parler de frontières et, allez savoir pourquoi, tout cela s’imprime dans sa tête, ces petites choses le travaillent comme un virus, à son insu. Il rencontre Koa, le produit intelligent du système. Koa est un fils de la nomenklatura et il maîtrise la langue quand Ati ne parle que l’argot de son quartier. Koa est cultivé et a accès à des choses interdites au peuple, et il s’est révolté car il sait que son père et son grand-père ont envoyé des jeunes à la mort dans les guerres saintes. Il part vivre dans une banlieue misérable où il enseigne la langue aux enfants. Ati et Koa, c’est la rencontre de l’ignorance et du savoir. Et le savoir n’est opérationnel que s’il rencontre l’ignorance, sinon il reste dans votre tête et dort.
Kao est professeur de langue et vous dites beaucoup de choses dans ce livre sur la récupération, la transformation de la langue par le pouvoir.
Maîtriser la langue, c’est maîtriser les hommes, les dictateurs l’ont toujours su. La langue entre dans le cerveau et transforme les hommes en fourmis. D’ailleurs dans toutes les croyances on entend des voix, regardez Bernadette Soubirous.
Mais ce que vous dites autour de la langue semble faire référence à la politique de l’arabisation en l’Algérie.
Oui, l’arabisation a été conçue avec cette intention. A l’époque, on se disait qu’on n’avait rien contre l’arabisation, pourquoi pas, mais nous pensions qu’il fallait faire les choses intelligemment. Il semble aberrant d’arabiser un peuple en annonçant au mois de mai qu’en septembre l’école doit se faire en arabe, ou en organisant en une semaine « l’arabisation de l’environnement », selon l’expression utilisée. On a badigeonné toutes les inscriptions en français pour les remplacer par des termes arabes. Comme personne encore ne lisait l’arabe, on ne pouvait plus lire les noms de rues. Cela a créé des situations absurdes, nous étions surpris. En fait, c’était voulu.
C’est ce que vous racontez dans le livre, les mille manières d’instaurer une dictature.
C’est vrai. On nous disait de parler en arabe, en très peu de temps on a appris une dizaine de phrases qui nous permettaient de nous débrouiller. Le but était de ne pas laisser les gens discuter entre eux. Le résultat a été déplorable. On a arabisé l’enseignement primaire et secondaire en quelques mois. Ceux qui faisaient cours en français ont été envoyés en stage et on a recruté massivement des profs en Egypte, en Irak et en Syrie. Les islamistes qui étaient persécutés dans leurs pays en ont profité. Très peu étaient de vrais profs. Et on leur a confié nos enfants.
Et aujourd’hui vous en êtes où ? Votre livre est lu en Algérie ?
Non. Il y a toutefois beaucoup de francophones en Algérie. L’administration l’est restée majoritairement. Le français se diffuse par les journaux, il a été réintroduit à l’école primaire. Mais tout cela a divisé la population. Il y a d’un côté les francophones et de l’autre les arabophones, mais aussi les berbérophones.
Diriez-vous que votre 2084 est un livre pessimiste ?
Je ne me suis pas posé la question. Je suis un scientifique qui observe un phénomène, des mécanismes économiques et psychologiques. Dans les années 30, ça nous a menés à une flambée de choses bizarres, le fascisme en Italie, en Espagne, le nazisme, le pétainisme en France. Comment expliquer ça ? Je ne sais toujours pas comment des peuples entiers, parmi les plus instruits, sont passés de la civilisation à l’infamie. Dans le monde musulman, l’islam c’était gentillet, ça avait perdu toute son énergie, avec le temps ça avait presque disparu. Hormis les fêtes de famille -qui n’avaient pas d’interprétation religieuse, c’était plutôt des traditions- je n’ai aucun souvenir de l’islam dans ma jeunesse. La religion alors commençait à partir de soixante-dix ans, quand les gens se voyaient vieillir. Et voilà que soudain, dans l’espace musulman arabe, l’islam est partout.
Propos recueillis par Sylvie Tanette