Après François Bégaudeau et quelques autres, Philippe Forest se livre à son tour à l’exercice de l’abécédaire dans la bien nommée collection « Vingt-six » chez Grasset. Puisant son inspiration lexicale dans l’œuvre d’Arthur Rimbaud, l’auteur de « Sarinagara » compose une sorte de roman personnel en vingt-six mots, à la fois fine exégèse et autoportrait nuancé. On commence par « Alphabet » et on finit à « Zanzibar », deux motifs d’émerveillement. Rimbaud a recomposé le premier dans son « Alchimie du verbe », poème qui donne des couleurs aux voyelles et renouvelle le discours. Philippe Forest se souvient quant à lui du moment de son enfance où la lecture s’est imposée comme une révélation, et de sa fascination pour les correspondances entre les mots et les choses. « Zanzibar » est de ce point de vue significatif, désir de confins de l’homme aux semelles de vent qui n’ira jamais plus loin qu’en Ethiopie – et ce n’est déjà pas si mal.
Notre auteur, lui, a séjourné au Japon, et ce qu’il en tire est, comme dirait Baudelaire, cet autre compagnon de route, un « amer savoir » : où que l’on aille, « on n’échappe pas à sa propre histoire ». Celle de Philippe Forest est douloureuse, elle contient la perte d’un enfant. L’irruption dans sa vie du tragique irrémédiable l’a transformé ; après la mort de Pauline, il écrit son premier roman. Réfléchissant aux pouvoirs du langage, l’écrivain met ainsi ses pas dans les mots de Rimbaud, avec lesquels il croise son propre itinéraire. Au contraire des commentateurs qui se targuent d’un savoir univoque et définitif, Philippe Forest est réservé – avec les génies on ne sait jamais -, et ne transige pas avec les témoins de papier, ces imposteurs qui, parce qu’ils manient le langage, voudraient monopoliser la pensée. Réduite à sa technique, la poésie ne vaut rien, tout comme les mots des romanciers ne sont souvent que des joujoux entre les mains de « gamins attardés » qui se prennent au sérieux d’une écriture racornie sur leur ego. Alors « quoi ? », quel est l’enjeu de l’écriture ? Philippe Forest répond le « vertige », précisément parce que la vérité en est un, et Rimbaud l’avait bien compris, lui qui « fixait des vertiges ». Voici : la réalité échappant aux mots, s’il y a quelque chose à noter, c’est bien ce vide, ce néant au bord duquel l’homme vacille mais ne tombe pas grâce à son désir incommensurable et renouvelé. Ce livre est un petit bijou de délicatesse et de sensibilité, un vade-mecum pour les temps où, comme Philippe Forest, on « désespère un peu des mots ». L’occasion de relire Rimbaud à la lumière des choix personnels et assumés d’un écrivain de notre temps.