Il y a eu les frères d’armes assassins: les Kouachi. Et il y a les frères d’âmes de lumière: Albert Cohen et Luz.
« Ô vous frères humains », ce manifeste humaniste exceptionnel, relativement méconnu dans l’œuvre de l’auteur de « Belle du Seigneur » devrait être mis entre les mains de tous. C’est ce qu’a déclaré le dessinateur Luz. Après « Catharsis » (Futuropolis) conçu post-attentat de Charlie Hebdo, il revient avec sa plume acérée et son encre noire pour nous offrir sa version graphique de ce monument littéraire. Pour cette adaptation, ses partis pris de fond et de forme sont radicaux et audacieux. Il choisit comme clef de voûte de son album, cette citation : « Ne plus haïr importe plus que l’amour du prochain », et nous propose le point de vue de celui qui a été le fruit de la haine, avec pour mission ultime de tenter de sauver ses prochains du mal. Et faire si possible que cette barbarie n’advienne plus.
À l’origine de ce texte hors du commun, la haine d’un camelot antisémite qui agressa verbalement Albert Cohen le 16 août 1905 à Marseille alors qu’il n’avait que dix ans. Cet atroce déchaînement de hargne et de violence portée contre l’innocence d’un enfant marqua à vie l’auteur. Cette œuvre testamentaire publiée en 1972, s’est imposée à Luz pour alerter sur l’inhumanité que peut engendrer toute forme de racisme et de discrimination ordinaires. Elle pose une question essentielle et tristement d’actualité un siècle après les faits: « Peut- on être réellement heureux de haïr? ».
Par la puissance de son trait et la singularité de son regard, Luz se fait passeur de la pensée éclairée d’Albert Cohen. Cet album possède une force inouïe. Sans cases, sans bulles, sans texte ou presque, il vous plonge dans le crâne de Cohen à l’hiver de sa vie, alors qu’il est toujours submergé par les blessures à vif de son enfance. L’innocence rejaillit violemment du passé pour être à nouveau salie par les mots injurieux, gravés à jamais sur le visage du gamin humilié en public : « Youpin, sale juif ». Il ne peut que raser les murs de honte pour s’y fondre et disparaître comme anéanti. Comment alors réaffronter le monde avec ce poids-là, cette peur-là ? « Cette haine imbécile fut l’annonce des chambres de grand effroi, le présage et le commencement des chambres à gaz ». Et Albert Cohen de nous rappeler que son oncle et son cousin sont morts gazés, « la nudité du fils s’abattant sur la nudité du père qui l’avait aimé ».
Il fallait le talent, la sensibilité et toute la puissance du trait de Luz, porté par les abîmes du mal dans lesquels les frères Kouachi l’ont plongé pour parvenir à une restitution aussi percutante d’un tel sommet de la littérature humaniste. Merci à Luz de nous donner la chance de le redécouvrir. Cet album n’est pas un album, c’est un cri. Un cri d’alerte. Qu’il faut lire et partager.