« J’ai beaucoup écrit sur ma déception de découvrir – de première main, en quelque sorte – le degré de cruauté dont nous sommes encore capables… Je découvre également la très grande force et l’aptitude fondamentale qu’ont certains humains à vouloir rester humains dans les situations les plus désastreuses… Je crois que le mot qui convient est dignité. » Rachel Corrie Lettre de Gaza. A sa mère. Je ne suis pas une spécialiste du conflit israélo-palestinien, loin de là, et ne me permettrais en aucun cas de prendre position pour les uns ou pour les autres. Seulement, en lisant le livre de Susan Abulhawa, je n’ai pu m’empêcher de me demander si un jour les hommes seraient capables de vivre en paix dans un monde sans violence. Les enfants cesseront-ils d’être assassinés, les femmes violées, les hommes meurtris ? Quand saurons-nous enfin vivre ensemble dans un esprit de communauté ? Différents ET ensemble, autres ET ensemble ? Vivrons-nous, un jour, dans le respect mutuel et la tolérance ? Quand sera ce jour ?
Khaled est le petit-fils de Nazmiyé (oh… quand vous connaîtrez le personnage de Nazmiyé, croyez-moi, vous ne l’oublierez jamais !), il vit à Gaza et ne rêve que d’une chose… les œufs Kinder au chocolat dans leur mince feuille aluminium colorée avec, en leur cœur, un petit jouet surprise. Il en rêve parce qu’il n’y en a plus depuis longtemps à Gaza où tout est gris, terne, malgré le bleu du ciel et de la mer. Des tunnels ont été creusés pour ramener clandestinement de quoi survivre : nourriture, médicaments, piles, matériaux de construction mais pas d’œufs Kinder… Nazmiyé vient de Beit Daras. Au village, sa mère était surnommée La Folle car elle parlait avec un djinn appelé Souleyman, élevait seule ses trois enfants. Tout le monde en avait un peu peur et on lui offrait des légumes, des fruits et de l’huile d’olive pour se prémunir de ses sorts. Le frère de Nazmiyé s’appelle Mamdouth : il s’occupe des ruches du village et espère surtout entrevoir la belle Yasmine, la fille cadette de son maître apiculteur. Enfin, il y a Mariam, la petite sœur aux yeux vairons qui « voit la lumière des gens », le monde intérieur des individus, sous forme de halo coloré. Au bord de la rivière, elle parle à son ami imaginaire et trace des lettres pour apprendre à écrire.
La Nakba, « la catastrophe », arrive en mai 1948 : les « Forces de défense d’Israël » pénètrent dans le village après l’avoir copieusement bombardé, tuant, violant, brûlant tout ce qui se trouve sur leur passage et lançant sur les routes vers Gaza « une vaste procession de désespoir humain ». Scènes insoutenables. Hagards, dépossédés, ayant perdu bon nombre des leurs, les réfugiés attendirent des semaines et des semaines des tentes où s’abriter, des carnets de rationnement délivrés par les Nations Unies. Heureusement, la vie reprit son cours : les femmes firent la lessive, roulèrent des feuilles de vigne, les maris tendirent des cordes à linge, construisirent des cuisines collectives. Et des bébés virent le jour dans ces camps, les rires des enfants résonnèrent enfin de nouveau et les ragots reprirent comme avant. Les odeurs de cuisine flottèrent dans l’air : oignon, romarin, cardamome, coriandre, cumin, cannelle… La vie avait repris, Nazmiyé attendait son cinquième enfant…
Le bleu entre le ciel et la mer est l’histoire d’une famille sur quatre générations (un arbre généalogique figure au début du livre) de 1945 à nos jours. On suit le destin de chacun d’eux, le combat des femmes surtout pour survivre, protéger, aimer celles et ceux qui les entourent et ce, malgré la maladie, la mort, les emprisonnements, les trahisons, allant toujours de l’avant, avec la même volonté de fer. Je pense à Nazmiyé, un personnage extraordinaire, une femme courageuse qui dit ce qu’elle a à dire, usant de la parole comme d’une arme de défense, refusant le désespoir, toujours prête à chanter, danser, organiser des fêtes pour que la vie continue. Oh, ces scènes sublimes à la fin du livre où, diminuée par l’âge, par ses multiples grossesses et les terribles souffrances qu’elle a endurées, elle rit avec sa vieille amie, à la lueur des bougies, elle rit en regardant la mer, fumant, jurant, crachant et riant inlassablement, pliée en deux. Un rire qui balaie tout, comme une vague de liberté, et qui crie aux hommes que la vie est là, n’en déplaise à leur bêtise, à leur étroitesse d’esprit, à leur cruauté insondable. Magnifique portrait de femme qui a encore la volonté d’espérer que, malgré les barrières électrifiées, les navires de guerre, les snipers et les armées suréquipées, ce monde est encore fait pour que les hommes soient heureux et vivent en paix.
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