Quelle lectrice êtes-vous ?
Leïla Slimani : « Le personnage est le pivot, la colonne vertébrale du livre. »
Elle a fait une entrée remarquée dans le monde littéraire, il y a deux ans, avec « Dans le jardin des ogres ». Elle confirme l’essai, et plus que ça même, avec « Chanson douce », un roman extraordinaire où elle s’offre le luxe de commencer par la fin : l’assassinat de deux enfants par leur nounou. Le pari était osé, le résultat se révèle impressionnant tant chaque page de ce texte sonne juste. Rencontre chez Gallimard pour parler de la lecture en général et de ses lectures en particulier. Mais aussi de sa fascination pour des auteurs avec lesquels elle cohabite aujourd’hui dans cette maison d’édition mythique. Comme si elle rêvait éveillée !
Enfant, lisiez-vous déjà beaucoup ?
Je suis née et j’ai grandi au Maroc, et chez nous, il y avait énormément de livres. Lorsque j’avais douze ans, mon père a perdu son travail, et il est resté plusieurs années à la maison. Je le vois, toujours assis à la même place, dans le salon, entouré de livres qui formaient une sorte de rempart autour de lui. Il était pudique et j’ai très tôt compris que, pour parler avec lui, je pouvais passer par les livres. Pour lui, lire était certes un plaisir, mais pas un loisir. Il m’encourageait à établir des fiches de lecture, à écrire ce que j’en avais pensé, même si ce n’était que deux phrases.
Comment expliquez-vous cet amour fou pour la lecture chez lui ?
Il y avait une sorte de mythologie familiale. Mon père venait d’un milieu très modeste, et il était un des rares Marocains à avoir été choisi pour entrer à l’école coloniale. A Fez, dans la médina, ils étaient peut-être deux ou trois indigènes à pouvoir aller dans cette établissement. Il y avait une vieille dame protestante, veuve d’un colon, devant laquelle il passait chaque matin. Elle s’est prise d’affection pour lui et lui a ouvert sa bibliothèque. Lorsqu’elle est morte, elle la lui a léguée. Des ouvrages magnifiques, avec des gravures… Il était entré dans un autre monde grâce aux livres.
Vôtre mère était-elle, aussi, une grande lectrice ?
Elle avait une vision plus tragique de la littérature. Elle a grandi dans une ferme, très isolée, avec des parents qui avaient des difficultés financières. Mais pour elle aussi, les livres étaient un moyen d’accéder à un autre monde et de trouver des sentiments à la hauteur de son mal-être. Mes deux parents ont été très marqués par la littérature, qui a construit leur amour pour la France.
Quelles furent vos premières lectures ?
Ma mère nous avait acheté toute la bibliothèque rose et verte. Je me souviens aussi d’Alexandre Dumas, de Jules Verne. Je n’étais pas une lectrice passive. Les personnages faisaient partie de ma vie, je confondais la fiction et la réalité. Je pouvais être troublée par un héros au point de ne pas me remettre de devoir le quitter. Mais c’est une fois au collège que je me suis mise à lire de manière frénétique, surtout pendant les vacances. Il faut préciser que je me retrouvais dans la ferme de mes grands-parents, où il n’y avait pas d’électricité la moitié de la journée, donc pas de télé ! J’ai découvert Henri Troyat que ma grand-mère adorait. Puis Zola, Balzac, Baudelaire, Rimbaud. Comment était-ce possible de toucher d’aussi près les passions humaines ? Ensuite je me suis plongée dans les auteurs russes. Ce fut un éblouissement.
Quels auteurs chez les Russes ?
Je me souviens d’« Humiliés et offensés » de Dostoïevski, parce c’est un livre sur la misère. A l’époque, nous étions dans les années 90, le Maroc souffrait d’une très grande sécheresse et il y avait des émeutes. Il me semblait incroyable que cet homme à la fin du 19e siècle en Russie, me parle de choses dont j’avais l’impression d’être spectatrice.
Trouviez-vous tous les livres que vous vouliez au Maroc ?
Ma mère allait souvent en France et m’en rapportait. Et s’il n’y avait pas beaucoup de librairies, il y avait en revanche des bouquinistes qui travaillaient dans une toute petite pièce. Les livres formaient des piles et vous ne choisissiez jamais celui qui se trouvait tout en bas, de peur de la voir s’écrouler. Vous preniez le volume qui était accessible, et le hasard jouait un grand rôle.
Quand le lien entre la lecture et l’écriture s’est-il noué ?
Enfant, j’écrivais des histoires complètement folles. Mais en grandissant, les auteurs sont devenus écrasants, et je craignais de ne jamais être à la hauteur. Lorsque je me trouvais en classe préparatoire, notre boulot c’était de lire. Le rêve. Il y avait ces professeurs passionnés, qui nous parlaient avec des trémolos dans la voix des « Travailleurs de la mer » de Hugo et analysaient telle ou telle scène. C’est la première fois que j’ai vu l’envers du décors, les coulisses de l’écriture. Que j’ai compris le style, la musique d’un texte. Je me suis rendue compte que cela ressemblait à de l’artisanat et j’ai recommencé à écrire.
Lorsque vous êtes arrivée à Paris, est-ce que la ville correspondait à l’image que vous vous en étiez faite à travers vos lectures ?
Avec Gide, Aragon, Camus, Sartre, j’ai découvert Saint-Germain des Prés. Mais pour moi, il y a plein de Paris. Quand j’emmène mon fils au bac à sable du parc Monceau, je ne peux pas ne pas penser à « La Curée » de Zola. Chaque quartier est lié à un livre. Et c’est pareil pour d’autres villes. Avec ma mère, nous avons fait un voyage en Russie. Nous avions l’impression de connaître le pays. Lorsque nous sommes entrées dans l’appartement de Dostoïevski, la gardienne nous a dit « c’est là que « Crimes et châtiments » a été écrit » et nous avons éclaté en sanglots. On a passé une semaine à pleurer d’appartement en appartement. J’avais vraiment l’impression que l’on rendait visite à de vieux amis.
Quels sont vos grands chocs d’adulte ?
Tchekhov. J’aime sa limpidité, sa simplicité. Ses nouvelles sont un sommet d’écriture, il va droit à la chose importante et parfois, vous lisez deux pages sur un personnage, et vous le voyez exactement, comme s’il se trouvait devant vous. Cette force me touche beaucoup. Il parle de la solitude, de l’attente, de l’enfance ou de ce qui en reste. François Mauriac est aussi un auteur qui m’a beaucoup marquée et vers lequel je reviens souvent. Je citerais encore « Vie et destin » de Vassili Grossman et tous les livres de Svetlana Alexievitch… Ce sont des écrivains qui m’ont bouleversée en tant qu’être humain et citoyenne dans ma vision du monde. Camus constitua aussi un choc, parce qu’il oscillait entre les deux rives, qu’il parlait de cette Algérie (ma mère est algérienne) proche de moi, et qu’il savait raconter les odeurs et le soleil.
Vous arrive-t-il d’avoir des lectures futiles ?
Sincèrement, ce n’est pas pour faire la snob, mais je n’aime pas lire des trucs légers. Je m’ennuie assez vite. Souvent par exemple, les romans américains de ces dix dernières années, me tombent des mains. Ce sont des histoires que j’ai déjà lues, déjà vues dans des films. Je ne parle évidemment pas de Russell Banks, de Jim Harrison ou Joyce Carol Oates. Ce que je préfère dans un livre, ce sont les personnages. J’aime leur mystère. Est-ce que cette personne existe pour moi ? Est-ce que je vais penser à elle, est-ce qu’elle va me surprendre ? Le personnage est le pivot, la colonne vertébrale du livre.
Un livre a-t-il été le déclic pour écrire votre premier roman ?
« L’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera m’a beaucoup aidée, comme si j’avais compris la manière dont il l’avait construit. J’avais l’impression d’entrer dans son âme, d’entendre même ce qu’il n’avait pas dit. Le lecture de « L’insoutenable légèreté de l’être », à 14 ou 15 ans, fut une expérience physique, sensuelle. Il me semblait extraordinaire qu’un homme puisse écrire des choses pareilles sur le désir des femmes. A la maison, le livre n’était pas accessible, il était un peu caché, et lorsque mes parents faisaient la sieste, j’allais le voler.
Vous êtes publiée chez Gallimard, l’éditeur d’auteurs qui vous ont impressionnée. Que ressentez-vous ?
De l’émotion. J’ai beaucoup pensé à mon père, qui est décédé bien avant tout ça, et au bonheur qu’il en aurait éprouvé. Lorsque j’ai fait mon service de presse, la première personne à qui je l’ai dédicacé, c’est Milan Kundera justement. Et puis un jour, c’était avant l’été, je suis rentrée chez moi, j’étais de mauvaise humeur, et mon mari m’a dit qu’il y avait du courrier pour moi : une lettre de Darty et une autre de Kundera ! Je l’ai ouverte avec de la vapeur d’eau, j’ai appelé ma sœur, ma mère, j’ai envoyé la photo à toute la famille. J’étais hyper émue. C’est tellement merveilleux qu’il ait pu lire mon livre.
COMMENT LISEZ-VOUS ?
Marque-pages ou pages cornées ?
Pages cornées. Cornées en bas pour souligner un passage qui m’a intéressée, et en haut pour savoir où j’en suis de ma lecture.
Debout, assise ou couchée ?
Couchée, affalée même !
Jamais sans mon livre ?
Jamais. J’ai toujours deux livres, un que je ne lis pas, qui est un peu comme un doudou. Et un autre, celui que je suis en train de lire.
Un ou plusieurs à la fois ?
Plusieurs. Un roman, et puis un essai, ou des lettres. Dans le métro, je ne lis jamais de roman, je préfère des choses plus courtes.
Combien de pages avant d’abandonner ?
Soit j’abandonne à la deuxième page, parce que ce n’est pas pour moi. Soit je tiens, je tiens, je tiens et je vais jusqu’au bout.
CINQ INCONTOURNABLES
« Vie et destin » de Vassili Grossman
« Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez
« Les grandes espérance » de Charles Dickens
Le théâtre complet d’Anton Tchekhov
« Voyage au bout de la nuit » de Louis Ferdinand Céline
Propos recueillis par Pascale Frey
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