« Testament à l’anglaise » de Coe Jonathan (« What a carve up ! » trad. Jean Pavans, 1995, Gallimard) est un excellent roman de 679 pages, que tout le monde a déjà lu, donc point n’est besoin de trop en évoquer. Une famille pourrie dans l’âme qui a la main-mise sur toute l’Angleterre, une période couvrant en gros 1940-1990, des thèmes allant de la politique politicienne aux conditions d’élevage, des personnages qui ne cessent de rebondir les uns sur les autres dans une construction éblouissante, une causticité à se déchirer les yeux tellement que ça pique, des brouettes de choses géniales dans tous les sens et un sens du récit à pleurer de bonheur : en restant dans une description minimaliste des choses, un chef-d’oeuvre, quoi.
Par exemple page 94, regardez-moi cette description parfaite de l’achétype de la blogueuse : « La chronique paraissait depuis plus de six ans déjà, et portait toujours le titre de UN PEU DE BON SENS. La photographie qui la surmontait n’avait pas changé non plus. C’était là, chaque vendredi, que la papesse de la télévision et des médias prononçait ses oracles sur tout ce qui inspirait son imagination fantasque, et traitait avec une égale conviction de sujets aussi divers que la sécurité sociale, la situation internationale ou la longueur des ourlets des vêtements de la famille royale lors de ses dernières sorties. Depuis des années, elle semblait tenir des milliers et des milliers de lecteurs sous le charme, par son habitude attendrissante d’avouer une ignorance presque totale de ce dont elle choisissait de parler – sa spécialité à cet égard étant d’exprimer les opinions les plus catégoriques sur des livres ou des films controversés qu’elle admettait joyeusement ne pas avoir eu le temps de lire ou de voir. Une autre caractéristique efficace était sa façon d’inclure généreusement le lecteur dans son cercle d’intimes, en s’étendant interminablement sur ses soucis domestiques, d’un ton qui s’élevait à une juste indignation lorsqu’elle évoquait les caprices des maçons, plombiers et décorateurs qui paraissaient se succéder en permanence dans son énorme maison de Chelsea. »
Page 223, j’aime tellement ce qu’il dit sur les vraies lettres : « Alors je restais à demi endormi dans mon lit, à épier les pas du facteur dans l’escalier. D’une certaine manière, je n’ai jamais perdu cette foi enfantine dans la capacité d’une lettre à transformer mon existence. La simple vue d’une enveloppe sur mon paillasson peut encore m’emplir d’espoir et d’impatience, si éphémères soient-ils. Les enveloppes brunes ont rarement cet effet, il faut dire; et les enveloppes à fenêtres, jamais. Mais il y a l’enveloppe blanche, à l’adresse écrite à la main, ce glorieux rectangle de pure possibilité qui a pu se révéler à l’occasion n’être rien de moins que l’annonce d’un monde nouveau. « Page 281, ce sentiment que décrit Phoebe, qui s’applique tellement merveilleusement à la littérature aussi (en tout cas, à ce que JE cherche dans un livre) (et d’ailleurs, ce qu’elle dit au début sur la façon dont l’autre interprète différemment de ce qu’elle même pensait y mettre ce qu’elle a fait, c’est aussi ce qui se produit dès qu’on tente de s’exprimer à travers quelque chose, non ?) : « La seconde, poursuivit Phoebe en hésitant, les yeux fermés, puis en reprenant sa respiration, c’est une chose que je n’ai jamais eu le courage de dire à personne jusque là, mais… voyez-vous, au cours des années, j’ai fini, avec beaucoup de difficulté, par acquérir une certaine… confiance en moi. En ma peinture, je veux dire. En fait, j’en suis venue à penser qu’elle est vraiment bonne. Ca doit vous paraître très arrogant, conclut-elle avec un sourire. – Pas du tout. – Ca n’a pas toujours été le cas. A une certaine époque, je n’avais plus aucune foi en moi. C’est assez… pénible d’en parler, mais… eh bien, c’est arrivé quand j’étais élève. J’avais abandonné mes études d’infirmière pour suivre des cours de peinture. Je partageais un logement, et, une fois, quelqu’un est venu passer quelques jours chez nous. Un jour, en revenant de faire des courses, je l’ai trouvé dans ma chambre. Il regardait un de mes tableaux qui n’était qu’à moitié achevé, moins qu’à moitié, en fait. Et c’était comme si… il m’avait vue toute nue. Et plus que ça. Il s’est mis à en parler, et je me suis alors aperçu que ma toile signifiait pour lui tout autre chose que pour moi. J’avais donc complètement échoué à m’exprimer à travers elle. C’était un sentiment très étrange. Quelques jours après, notre visiteur est parti sans prévenir, sans dire au revoir à personne. Il a laissé un grand vide derrière lui, et je n’ai plus supporté de voir mes tableaux, ni que quelqu’un d’autre les voie. Le résultat, c’est que j’ai demandé à la propriétaire si on pouvait faire du feu dans la cour, et que j’ai brûlé tout ce que j’avais fait, toutes les toiles, tous les dessins. J’ai quitté l’atelier et j’ai repris mon travail d’infirmière à plein temps. Et durant toute cette période je n’ai absolument rien peint. Cela ne veut pas dire que je n’y pensais plus. Je continuais de visiter les galeries, de lire tous les magazines d’art. Je sentais un vide à l’intérieur de moi, à l’endroit où je peignais, et je cherchais quelque chose pour le remplir, quelqu’un, devrais-je plutôt dire, je courais après un tableau, n’importe lequel, qui puisse rétablir le contact. Connaissez-vous ce sentiment ? Vous devriez, dans votre travail : tomber sur un artiste qui s’adresse directement à vous, qui parle le même langage, qui confirme toutes vos intuitions mais qui exprime en même temps quelque chose de parfaitement neuf.« Page 335, ceci qui est très drôle (et très triste) : « Serrer quelqu’un dans ses bras, être caliné de temps à autre en retour : c’est important. La femme de George Brunwin ne le serrait jamais dans ses bras, et il y avait plusieurs années qu’il n’avait pas pris de maîtresse. Néanmoins, il avait régulièrement besoin de longues et tendres étreintes, d’extases dérobées, la plupart du temps, dans les coins sombres de la ferme qu’il s’était plu autrefois à dire sienne. Le dernier objet consentant de ses avances était un veau appelé Herbert. »
Page 359, une idée qui me plaît tant (et que je crois totalement juste) : « Vingt-cinq minutes plus tard, au moment d’éteindre le four, je ramassai le paquet vide dans la poubelle pour vérifier si j’avais bien suivi les instructions. Ce fut alors que tout se produisit. Ce fut, j’imagine, une sorte d’épiphanie. Il ne faut pas oublier que je n’avais à cette époque parlé à personne depuis plus d’un an : j’étais peut-être devenu fou, mais je ne le crois pas. Je ne me suis pas mis à rire hystériquement, ni rien de ce genre. Toutefois, j’éprouvai ce qu’on pourrait appeler un rare moment de lucidité : un éclair d’intuition, subtil et fugitif, mais suffisant pour provoquer un changement radical, sinon dans ma vie, du moins dans mon régime à dater de ce jour-là.«