illustration Brigitte Lannaud Levy
Fondée en 1925, à l’adresse actuelle, au 123 Boulevard Saint-Germain à Paris, voici une librairie dont l’histoire est intimement liée à la grande Histoire. Quand on y entre, son architecture unique composée de cariatides est restée dans son jus des années vingt-trente. Y pénétrer vous fait immédiatement remonter le temps. 1833 est la date de la fondation par les démocrates polonais exilés à Paris d’une première librairie polonaise qui était le creuset de l’opposition. C’était aussi une bibliothèque, un journal, un bureau d’impression. Puis, la Pologne, libérée du joug de la Prusse, de l’Empire russe et de l’Autriche-Hongrie, retrouve ses territoires éclatés et son indépendance. S’ouvre alors à Paris en 1925, l’actuelle librairie. Mais en 1939, la Pologne est envahie par le troisième Reich et la librairie parisienne devra fermer ses portes, son directeur est déporté par les nazis, tout son stock est pilonné. Quand elle rouvre après guerre, le pays est dominé par un régime communiste totalitaire- satellite de Moscou et la librairie redevient alors un lieu d’opposition pour les Polonais en exil à Paris. Comme un retour à sa vocation première du début du 19e siècle. En 1989, avec la chute du mur de Berlin, c’est la naissance de la République parlementaire de Pologne où la censure s’effondre. Les éditeurs et mécènes Vera et Yan Michalski rachètent la librairie en 1991 avec le désir de faire rayonner la culture polonaise, mais aussi la littérature et l’histoire de l’Europe centrale. Pour eux « le monde a soif de littérature pour mieux exister » et ils font vœu de favoriser les échanges entre l’Est et l’Ouest par ce biais. En 2014 une nouvelle étape est franchie avec la création à la librairie d’un espace francophone dédié aux écrivains de l’ailleurs. C’est leur neveu Tomek Michalski, historien de formation, à la tête de la librairie, qui nous reçoit, accompagné de Anne Béraud libraire de l’espace francophone.
Quel est le roman cette rentrée qui vous a le plus marqué ?
« Oscar de Profundis » de Catherine Mavrikakis (Sabine Wespieser). C’est une dystopie apocalyptique qui se déroule dans le centre de Montréal dévasté. Il y règne la terreur de bandes rivales et une épidémie décime les plus miséreux. Oscar, une rock star, y revient pour deux concerts exceptionnels même si tout contact avec l’extérieur est proscrit. Ce roman sur un monde voué à sa perte est d’une noirceur abyssale, mais l’écriture est absolument magnifique.
Et du côté de la littérature étrangère, quel est votre coup de cœur ?
Igor Ostachowicz avec « La nuit des Juifs-vivants » (Éditions de l’antilope). On suit en 2010, en Pologne, un jeune couple qui habite là où se situait le ghetto de Varsovie et où 300.000 juifs ont été exterminés pendant la seconde guerre mondiale. Confrontés au passé douloureux de leur ville, ils découvrent dans leurs caves des morts vivants qui sont des zombies juifs assassinés du ghetto. C’est un roman à l’humour féroce, où le passé vient frapper à la porte du présent. Un livre grave et déjanté qui dénonce la xénophobie rampante du monde contemporain.
Quel premier roman a retenu votre attention ?
« Sporting Club » d’Emmanuel Villin (Asphalte). Dans une capitale méditerranéenne jamais nommée, le narrateur attend sur une terrasse de piscine en bord de mer, un réalisateur du nom de Camille. Il souhaite l’interviewer dans l’idée de faire un livre, mais ce dernier ne vient pas au rendez-vous. Pour tuer le temps de l’attente, il observe la ville et la faune qui y vit en pleine effervescence sous un soleil de plomb. Un texte aussi lumineux que la ville qu’il décrit.
À qui donneriez-vous le Goncourt ?
Difficile de répondre à cette question. C’est bien que les prix existent, mais c’est délicat de dire qu’un ouvrage est supérieur aux autres. Et puis quels sont les critères de remise du Goncourt ? La beauté de la langue ? L’innovation littéraire? On n’en sait plus rien.
Quel est votre livre-culte, le plus emblématique de la librairie ?
C’est un livre écrit en français par un Polonais : « Proust contre la déchéance » de Joseph Czapski. (Noir sur Blanc). L’auteur écrivain, peintre, grand humaniste, survivant du massacre de Katyń est fait prisonnier par les Soviétiques dans le camp de Giazowietz entre 1940-41. Pour y survivre, avec ses codétenus, officiers comme lui, ils organisent des exposés sur leurs sujets de prédilection. Pour lui c’est l’œuvre de Proust et c’est sans documents qu’il restitue par son seul souvenir ce que « La Recherche.. » lui a apporté. Un ouvrage unique d’une puissance rare qui crée plus qu’un lien symbolique entre la France et la Pologne. Les gens conquis en achètent quatre, cinq exemplaires pour les offrir.
Une brève de librairie
Quand la Pologne est entrée dans l’Union Européenne, le 30 avril 2004, nous avons fêté ça à la librairie avec beaucoup de vodka, c’était très festif. Pour la plupart de nos lecteurs, c’était un symbole fort et beau d’espoir pour notre pays. Quinze ans après la chute du mur, c’était porteur de sens. Et puis à partir de 2004, on a vu arriver de plus en plus de sans-abris des pays de l’est dont beaucoup étaient polonais. L’envers triste d’un certain décor, celui de vies brisées par le système. Avec la soupe populaire à deux pas de la librairie, souvent ils viennent nous provoquer un peu, voler un livre parfois ou lire un journal du pays tout simplement. Nous sommes alors comme un repère pour échapper à cette triste condition entre soupe, alcool et bagarre. Et ça nous touche beaucoup.
Propos recueillis par Brigitte Lannaud Levy
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