Elisa Shua Dusapin, jeune auteure franco-coréenne, vient de recevoir le prix Robert Walser pour un premier roman plein de délicatesse, écrit sur le fil, et qui parle magnifiquement des êtres funambules, des sens et du devenir qui n’advient jamais.
La narratrice vient de terminer ses études de français à Séoul et travaille depuis peu dans une petite pension de famille de Sokcho, sa ville natale, à l’extrémité Nord-Est de la Corée du Sud. Un jour d’hiver, l’arrivée d’un auteur français de bande dessinée la tire de sa torpeur. Effacée et anorexique, la jeune femme anonyme est intriguée par cet homme venu chercher on ne sait quoi dans cette ville portuaire, engourdie, froide et inhospitalière. Peu à peu, un lien impalpable se tisse, alors qu’elle l’accompagne dans ses balades presque silencieuses. Quand il dessine dans sa chambre, elle l’épie à travers sa porte entrouverte, ou colle son oreille à la paroi qui les sépare pour entendre crisser la plume sur son carnet, étrangement jalouse des femmes de papier qu’il esquisse nuit après nuit.
L’histoire d’une histoire qui n’a pas lieu
Elle leur compare son corps soumis à sa propre dictature, influencée par les chairs modelées à coups de bistouri dans un pays où la chirurgie esthétique fabrique à la chaîne des jeunes gens identiques, occidentalisés et obsédés par leur physique. Pensant peut-être trouver une échappatoire en ce pygmalion voyageur, troquant encre de seiche pour encre de Chine, elle devient son Ariane qui le guide aux confins d’une géographie montagneuse et d’une frontière dangereuse ; mais on sait d’avance comment l’épisode avec Thésée s’est terminé.
« Hiver à Sokcho », c’est l’histoire d’une histoire qui n’a pas lieu entre quelqu’un de passage et quelqu’un qui attend, des désirs avortés de ces êtres qui se tiennent au seuil d’eux-mêmes. La frontière avec l’Etat totalitaire symbolise cet entre-deux, ce no man’s land où les solitudes en transit échouent à se rencontrer vraiment. Avec une économie de moyens assez stupéfiante, l’auteure exalte pourtant la sensualité dans les regards furtifs et les gestes masculins auxquels la narratrice se dérobe malgré elle, l’écoute nocturne et érotisée du grattement de la plume sur le papier rugueux, et la cuisine aux relents de poisson qu’elle prépare avec soin mais que l’étranger se refuse à goûter. Vous l’aurez compris, ce roman ne tient presque qu’à sa fragilité et à ses détails, ce qui le rend d’autant plus beau et singulier.