Quand on l’interroge sur les romans qu’il préfère dans ceux qu’il a écrit, Philip Roth ne donne pas souvent la même réponse, mais parmi ses élus se trouve invariablement « Sabbath’s Theater » – même s’il précise parfois que c’est parce que beaucoup de gens l’ont détesté (National Book Award 1995 malgré tout). Pour ma part, je le tiens pour un des plus grands romans que j’aie eu l’occasion de lire. On y rencontre Morris Sabbath, appelé « Mickey » depuis toujours, alors qu’il a soixante-quatre ans et que sa maîtresse (cinquante-deux ans) depuis une douzaine d’années le somme de lui être fidèle : elle demande clairement, au bout de toutes ces années et après tout ce qu’ils ont fait ensemble (et en terme de sexualité ils sont allés très loin), à être à présent la seule. Cette scène ouvre le roman et on n’a aucun moyen de savoir à qui on a affaire, à ce moment-là – Mais Mickey semble trouver ça incompréhensible. La discussion s’animant, Drenka lui assène qu’elle a un cancer. Gros morceau. Quelques mois plus tard, elle est morte. La mort, Mickey la connaît bien. La vraie d’abord, son frère aux commandes de son avion pendant la guerre, par les japonais (une haine pas du tout éteinte en résulte). Ses parents, ensuite (sa mère enterrée en elle-même à la disparition du frère bien avant sa mort effective). Les morts des choses ensuite, disparition de sa première femme (du jour au lendemain, il aime prétendre qu’il l’a tuée alors qu’il a souffert le martyre et n’est toujours pas délivré de l’obsession de la chercher partout), ses mains pour finir, une arthrose invalidante (et très douloureuse) qui a mis un terme à sa carrière de marionnettiste. Drenka morte, Mickey est bancal. Toutes les décisions qu’il va prendre à partir de là , tout ce qu’il va faire est condamné, et il le sait très bien. Il ne nous en entraîne pas moins dans une suite étourdissante d’évènements… Etourdissante parce que vivante, justement. Avec une plume d’une grande clarté (et ce n’est pas toujours le cas chez Roth !), il exhume des profondeurs d’un personnage déplaisant au possible tout ce qui constitue un être humain : ses joies (les immenses et les minuscules), ses trahisons (avec majuscule et/ou les petites lâchetés), ses dévotions, erreurs, manquements – en montrant un pathétique obsédé sexuel Roth parvient à nous faire ressentir sa dignité, c’est dingue quand même, non ? Il est fou, Philip Roth, d’oser comme ça. Il faut être cinglé pour décrire avec cette minutie la transgression. C’est dangereux, tout comme on ressent ça, la dangerosité de Mickey Sabbath : vieux, moche, dégueulasse, triste, fauché et paumé mais puissant, dessous, un instinct viscéral qui sort des pages et vient choper le lecteur bien comme il faut. C’est dangereux mais c’est irrésistible, son sens des dialogues, cet humour parfait, ces scènes qui font tellement mal, la gorge du lecteur bloquée au dernier degré, les larmes qui menacent plusieurs fois, et le souffle court, aussi, bien sûr – terriblement émoustillant, malgré nos défenses. Oui, il est braque (comme dit un personnage), Philip Roth, mais quel talent ! Quel talent. Je ne saurais mieux dire que Joël Bécam : « Cependant, si vous êtes un lecteur de bonne foi, une autre chose est également probable : vous en saurez un peu plus sur votre propre vie, si éloignée soit-elle de celle de notre héros, et peut-être même que vous en sortirez grandi ? en tout cas, vous en aurez l’impression, et c’est bien suffisant. » Superbement traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Lazarre Bitoun (Sabbath’s Theater 1995) (c’est troublant, d’ailleurs, la traduction est puissante et venimeuse).