C’est une histoire incroyable que celle de cette librairie. Frédéric a vingt ans en 1990, quand il rencontre Mademoiselle Lavocat alors âgée de 70 ans. Elle-même n’avait que 18 ans quand elle prit les rênes de la librairie fondée par ses parents en 1920. Elle choisit alors pour son enseigne, le nom de jeune fille de sa mère, car selon elle : « Je vais chez Lavocat, ça sonne bien. Ça fait chic et sérieux ». Et même si elle souhaite mourir sur scène, dans sa librairie, elle doit toutefois se résoudre à la vendre. L’offre financière que lui propose le jeune homme, stagiaire libraire chez un concurrent, est bien en dessous de celles des autres repreneurs potentiels, mais séduite par son enthousiasme elle décide que ce sera lui qui prendra sa suite. Sans capital suffisant pour racheter l’affaire, Frédéric Airy va voir sa grand-mère qui adhère à son projet et hypothèque sa maison pour l’aider. Voilà vingt-cinq ans qu’il se trouve à la tête de cette superbe librairie que les touristes s’empressent de venir photographier. Lecteur acharné, il dévore un livre par jour dont vous pouvez consulter les chroniques sur la très dynamique page Facebook de la librairie qu’il anime lui-même. « Je suis insomniaque, ça aide », nous précise-t-il très modestement. Quel est le roman français qui vous a particulièrement séduit dernièrement ? « Ashley&Gilda. Autopsie d’un couple » de Lucien d’Azay (Les Belles Lettres). Avec Venise en arrière-plan, l’auteur se place comme observateur d’un couple où le mariage est envisagé comme une œuvre d’art. Comment fonctionne un amour durable ? Quels en sont les ressorts ? Un livre gracieux au style soutenu qui rappelle « Les destinées sentimentales » de Jacques Chardonne. Et du côté des étrangers, quel a été votre coup de cœur ? « Tout l’amour est dans les arbres » d’Alessandro de Roma (Gallimard). Une histoire d’amitié adolescente, celle de deux solitudes qui se rencontrent. Issus de milieux sociaux très différents, ce qui relie ces deux garçons sauvages et mutiques s’incarne dans un appel de la nature qui leur est commun. À qui auriez-vous donné le Goncourt ? À Jean Baptiste Del Amo pour « Règne animal » (Gallimard). Une écriture incroyable au service d’un univers aride et douloureux, celui du monde paysan. Ou alors à Benoit Duteurtre pour « Livre pour adultes » (Gallimard). Un roman dont on n’a pas beaucoup parlé et qui m’a bouleversé. Autour de la disparition de sa mère qui était atteinte d’Alzheimer, il tente de cerner les contours du réel passage à l’âge d’adulte où l’on doit réellement larguer les amarres et faire face à son propre néant. Un premier roman a-t-il retenu votre attention ? « Un été chez Cochise » de Nicolas Roiret (Rue Fromentin). Un texte incroyable entre Céline et Dard. Rico sort de désintoxication et pour ne pas rechuter dans l’alcool se rapproche d’un ancien compagnon de cure. Un livre violent, cru et surtout très beau. Quel livre vous êtes-vous promis de lire ? « Ulysse » de James Joyce. Un texte considéré comme un chef d’œuvre par beaucoup et que je ne cesse de commencer, de lâcher, reprendre et de relâcher. À croire que je ne suis pas Joycien. Mais je viens de relire pour mon plus grand bonheur tout Virginia Woolf. Assurément je suis Woolfien. Quel est le livre le plus emblématique de la librairie que vous défendez avec ferveur ? « La côte sauvage » de Jean-René Huguenin (Seuil). Pour cette phrase « Ne pas rêver ma vie, mais faire vivre mes rêves ». Un inoubliable trio d’amitié : Olivier, Anne et Pierre où les contrastes entre la fraîcheur de la jeunesse et la gravité de l’histoire sont très puissants. Une brève de librairie : Un galeriste m’appelle un jour pour m’informer qu’il est chargé par un de ses clients de me livrer un tableau de quatre mètres sur quatre. Je suis stupéfait de découvrir qu’il s’agit de l’un de mes lecteurs nonagénaire, disparu trois mois plus tôt qui me léguait cette toile selon ses dernières volontés. Par delà sa mort, il symbolisait par l’art, le lien qui s’était tissé entre nous au fil de nos échanges sur notre passion commune pour la littérature.
Propos recueillis par Brigitte Lannaud Levy Librairie Lavocat
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