Le dernier voyage de Soutine
Ralph Dutli

Traduit de l'allemand par Laure Bernardi
Le Bruit du temps
août 2016
264 p.  24 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Un cadavre vivant dans un corbillard

Lorsque j’ai commencé ce roman, je n’ai pas pu m’en détacher, et puis je suis allée voir de plus près les tableaux de Soutine ; j’y ai retrouvé tout ce que j’avais lu sous la plume de Ralph Dutli, à la fois élégante et charnelle, expressive et impressionniste : la dernière composition d’un artiste moribond qui voit défiler sa vie frappée du sceau de l’exil et du désespoir.

Morphine et corbillard

A la fin du mois de juillet 1943, le peintre qui se cache des Allemands sous le nom de Charles Soutine est hospitalisé à Chinon à cause de l’aggravation d’un ulcère gastrique. Le diagnostic est sans appel, le malade doit impérativement subir une opération. Sa compagne, Marie-Berthe Aurenche, ex-femme du peintre Max Ernst, décide de tenter le tout pour le tout : se rendre à Paris occupé dans un fourgon mortuaire, avec, à la place du cercueil, Chaïm Soutine agonisant. Depuis l’Indre-et-Loire, ils vont ainsi gagner la capitale par des routes secondaires dans un long, trop long voyage de vingt-quatre heures, puisque malgré l’intervention chirurgicale, le peintre mourra le 9 août.
Ballotté par les cahots du corbillard et drogué à la morphine, Soutine se laisse envahir par les fragments de souvenirs, dans une divagation à rebours, entre veille et sommeil, délire et brefs éclairs de lucidité.

Vie de clochard et vie de château

Quand, apatride et sans le sou, ce fils de tailleur juif biélorusse arrive à Paris en 1913, c’est dans le quartier de Montparnasse qu’il s’installe, à la Ruche, la cité d’artistes fondée en 1902. Là, il peint des tableaux qu’il brûle ou lacère, dans une sorte d’automutilation artistique, comme pour « punir la toile de ses rêves non désirés ». Il côtoie Modigliani, qui l’entraîne dans l’alcool, avant de partir à Céret dans les Pyrénées, où il peindra ses plus fameuses toiles. Repéré par un collectionneur américain, il connaît enfin le succès à partir de 1927, et entame « un mélange unique et raffiné de vie de clochard et de vie de château ». Mais, dans le véhicule qui file vers l’opération de la dernière chance, le monde intérieur de Chaïm Soutine se réduit au shtetl de son enfance malheureuse, à l’origine d’un style tortueux qui déforme paysages et personnages derrière lesquels la mort se tapit. Fasciné par les natures mortes aux écorchés, sa couleur est le rouge, celui du mystère de la vie, celui aussi de l’artiste maudit et torturé, réprouvé parce que juif, peintre, crasseux, malade et errant : un art de la rage et des misérables. Voici un magnifique roman poétique servi par une traduction remarquable. 

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