Comment expliquer que de ces six ans et demi de captivité, il ne reste aucune trace sur ce visage aussi lisse que celui d’une madone ? On attendait un témoignage, coécrit avec un journaliste, mais c’était mal connaître cette femme qui ne se trouve jamais là où on l’attend. Et la voici devenu écrivain à part entière avec « Même le silence a une fin », un récit envoûtant dont vous ne verrez pas passer les 800 pages.
Rencontre
Quand est née l’idée de ce livre ? Dans la jungle, à votre libération ?
Lorsque j’étais en captivité, je me disais qu’il fallait témoigner. Et lorsque j’ai été libérée, je me suis retrouvée dans l’impossibilité de raconter à maman, à mes enfants ce que j’avais vécu. Quand j’essayais, je lisais tellement d’horreur dans leurs yeux, que je m’effondrais. Ecrire est alors devenu le seul moyen de m’exprimer. Mais je voulais le faire seule, car personne d’autre ne pouvait trouver les mots pour raconter ce que j’avais vécu.
On a l’impression que chaque détail de ces années de captivité reste imprimé dans votre mémoire.
Non, j’ai oublié beaucoup de choses, qui me reviennent petit à petit. Mais lorsque je suis sortie, pendant les six mois qu’il m’a fallu pour me réadapter à la vie, j’ai pris des notes. Et quand j’ai commencé à écrire, un souvenir me conduisait à un autre. J’ai eu besoin d’un an et demi pour arriver à bout de cette histoire. Cela a commencé par me faire souffrir, puis ça a fini par me libérer. L’introspection a nettoyé certaines plaies. Et je voulais être moi-même : ni Ingrid la sainte, ni Ingrid l’horrible, juste moi-même tout simplement.
Qu’est-ce qui vous a le plus manqué pendant cette période ?
La liberté tout simplement. La liberté d’être avec des gens qu’on aime, d’avoir l’usage de son temps. On n’avait aucun choix possible, sauf celui de définir qui on veut être. J’ai découvert qu’on pouvait se modeler selon l’ambition que l’on a de soi-même. Cela a été une révélation.
Dans votre livre, vous décrivez les rapports difficiles avec les FARC bien sûr, mais aussi avec vos compagnons de captivité. Comment expliquez-vous ce manque de solidarité ?
Nos geoliers étaient parfois gentils, mais la plupart du temps ils étaient épouvantables. Pourquoi cette méchanceté gratuite ? Je pense que posséder des armes, n’avoir pas de témoin et pouvoir se cacher derrière une hiérarchie débloque des instincts primaires. Quant aux prisonniers, à partir du moment où ils acceptent la loi et l’autorité de ces criminels, ils justifient le mal qu’ils peuvent leur faire. Et c’est l’effondrement de la dignité de soi. Les comportements deviennent serviles et il n’existe plus aucune solidarité.
Vous avez beaucoup parlé de votre foi. Est-ce cela qui vous a aidée à tenir le coup ?
Bien sûr, mais ce qui m’a aidée bien davantage, c’est que j’étais psychologiquement solide. J’ai vécu une enfance très heureuse à laquelle je me raccrochais. La foi, elle, a servi à donner un sens à ce que je vivais. A me convaincre que ce n’était pas du temps perdu, que cette épreuve me grandissait.
Eprouviez-vous d’autres peurs que celle de mourir ?
J’avais peur d’attraper une maladie incurable, peur d’avoir un accident et devenir paraplégique. Peur aussi de devenir ce qu’ils voulaient, une vieille chose rabougrie et pleine de haine. Je me suis forcée à réapprendre à rire et à sourire pour ne pas laisser la rancune gagner.
Comment vous êtes-vous réadaptée à la vie ?
Se réadaper au bonheur est facile. Avec mes enfants, il y a eu des petits accros, mais ils étaient nécessaires. J’avais quitté des adolescents, je retrouvais des adultes. Au début, il y avait une pudeur, une distance qu’il fallait réduire. Je voulais que mes enfants aient une maman. Mélanie me lançait, « tu as souffert, mais nous aussi ». Et Lorenzo, alors que je lui avais fait une remarque, m’avait répondu « tu ne me connais plus, mes amis me connaissent mieux que toi ». Ce qui n’était pas vrai, mais il nous a fallu du temps pour trouver de nouveaux moyens de communication.
Qu’est-ce qui ne sera plus jamais comme avant ?
Rien ne sera plus jamais comme avant. Je suis revenue dans un monde sans mon père, qui est mort pendant que j’étais en captivité. Je n’étais pas auprès de lui, je n’étais pas avec ma sœur, et les conditions de cette mort restent pour moi un déchirement.