A plusieurs reprises, j’ai failli abandonner : trop de scènes insoutenables. Enfants écrasés sous des décombres, femmes violées, enlevées, assassinées, cadavres d’hommes jonchant les rues des villes et chaque jour la même chose. Chaque jour, un ciel qui s’assombrit et lâche sur les civils barils d’explosifs, obus, roquettes, bombes à fragmentation… Au sol, c’est le carnage, le fin du monde, les cris, le sang, les larmes, la peur, la mort. Et chaque jour, le ciel s’assombrit de nouveau. Chaque jour.
A plusieurs reprises, j’ai failli abandonner. Mais j’ai poursuivi parce que je me suis dit que si Samar Yazbek avait risqué sa vie pour décrire ce qu’elle a vu, je me devais de lire son témoignage, je me devais de savoir ce qui se passait là-bas, d’ouvrir les yeux pour comprendre l’enfer d’où venaient les réfugiés qui épuisent leurs dernières forces le long des routes.
Si nous tous nous savions cela, peut-être n’oserions-nous même pas penser une seule seconde ériger un mur entre eux et nous, peut-être au contraire ferions-nous tout notre possible pour les accueillir, le mieux possible. Si nous tous savions ce qu’ils ont vécu, alors notre regard serait différent.
Là-bas. Là-bas, il y avait un beau pays qui s’appelait la Syrie. Samar Yazbek y est née en 1970 dans la ville de Jableh mais elle a dû le quitter en juin 2011. Elle a dû s’exiler.
Loin de son pays et de son peuple, elle s’est sentie déracinée, inutile, comme morte. Alors, elle a préféré y retourner, risquer sa vie pour témoigner, dire au monde ce qu’elle a vu, entendu, senti. Lorsqu’elle a pris son crayon, elle s’est dit que les mots ne seraient pas à la hauteur, qu’ils ne pourraient en aucun cas traduire l’horreur absolue : « Évoquer ce qui se passait semblait absurde et frivole. Mes doigts se paralysaient, mon esprit se figeait. Ce blocage, cette paralysie, m’empêchait de reprendre mes notes, de plonger dans mes entretiens. Impossible de me débarrasser de ce sentiment de futilité. L’énormité de l’injustice, les massacres quotidiens m’avaient laissée sans voix. Je crus qu’il me faudrait une éternité pour retrouver ma capacité à écrire. »
Samar retourne clandestinement trois fois en Syrie en passant sous les barbelés de la frontière turque : en août 2012, février 2013, juillet-août 2013.
J’ai une admiration absolue pour cette femme qui repart sans cesse, risque à tout moment de mourir, en a parfaitement conscience mais repart quand même car elle a l’intime conviction que son rôle, sa mission est d’être là-bas, parmi les combattants, parmi les Syriens afin de les aider à faire face en mettant en place des projets humanitaires et en prenant des notes, comme un greffier de la guerre, pour dire au monde ce qu’elle a vu, ce qu’on lui a raconté. Elle a promis de dire, elle le fera. Le monde entier connaîtra la tragédie syrienne.
Au départ, au mois de mars 2011, éclate une révolte populaire pacifique, un souffle démocratique s’empare du pays : « Nous étions convaincus de pouvoir faire tomber le régime grâce aux grèves et aux manifestations. Nous n’avions pas prévu la suite des événements… et nous avons pris les armes. » expliquera Raed. Puis, c’est l’engrenage, la lutte de ce qui deviendra l’Armée Syrienne Libre contre les troupes de Bachar al-Assad et les groupes djihadistes extrémistes qui en profitent pour occuper le territoire. Un conflit compliqué qui se transforme vite en guerre religieuse, une espèce de monstre incontrôlable à deux têtes. Et au fond, le sentiment terrible d’une révolution volée, détournée, détruite, confisquée. Un rêve avorté.
Pour des civils peu armés, la tâche est insurmontable.
Alors, le quotidien devient vite un enfer : pénurie alimentaire, coupure d’eau, d’électricité, absence de médicaments, de médecins, pillages, bombardements à répétition, enlèvements, tortures, blessés et morts en grand nombre. Vivre caché. Un enfer sans fond, un trou noir proche de la mort. L’insoutenable. « Comment vais-je pouvoir écrire toute cette dévastation ? » se demande Samar. « Lire que des barils d’explosifs et des obus sont tombés pendant dix jours sans interruption dans la ville où vous avez vécu n’a rien à voir avec la vraie vie sous les bombardements. Depuis un an, Saraqeb est pilonnée tous les jours. Voir les cadavres amoncelés sous les décombres, ce n’est pas les toucher. L’odeur de la terre après l’explosion d’une bombe à fragmentation ne se transmet pas par le biais des photos et des vidéos diffusées par les militants qui sont en vie et capturent les événements par l’image. Où est la puanteur ? La panique dans les yeux des mères ? Ce bref moment de silence et de choc après chaque déflagration ? »
Et malgré les bombes qui tombent, Samar se déplace, interroge les gens sans cesse, sans relâche, bravant la mort qui la guette à chaque coin de rue.
Elle donne la parole à ceux qui n’ont pas de voix, elle se fait la voix des autres, de ceux qui sont restés là-bas, vivants ou morts, de ceux dont on ne parle pas, refusant par là même de les laisser tomber dans l’oubli.
Dans la terre rouge et brûlante de Syrie, entre un olivier un peu tordu et un vieux cyprès, le texte de Samar Yazbek est la petite fleur jaune qui pousse parmi les ruines et la rocaille.
Cette fleur s’appelle l’espoir…
Des gens comme Samar Yazbek l’arrosent un peu chaque jour…
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