Le père du narrateur est mort : lors d’une balade en forêt de Revigny dans le Jura, il a glissé sur une vingtaine de mètres et ne s’est jamais relevé. Peut-être est-il mort sur le coup, son fils n’en aura jamais la certitude, de même qu’il ne saura jamais si c’est vraiment un accident comme tout le porte à croire.
« … Il est mort là où il vivait, tout simplement. A la façon de ces paysans qui n’ont jamais quitté leur ferme et qui s’éteignent dans la chambre où ils ont vu le jour. »
Alors, le fils retourne sur les lieux à la recherche de quelque chose qui lui dise ce qui s’est passé. Il a besoin de réponse, d’être sûr, de comprendre. Choqué par cette fin de vie trop bête, il se saisit des petits bouts de fictions qu’on lui tend, les recherche, s’en nourrit : « Pour ne pas me laisser dévaster par le doute et l’émotion, je me raccrochais aux branches de la narration. Je tissais une toile romanesque pour me retenir à ses fils. Je n’avais guère à me forcer, j’avais même l’impression que la toile se tissait à mon insu. La toile, ou plutôt les multiples amorces. C’était en fait comme une myriade de petits fils fragiles qui se balançaient sous mes yeux et que je tentais d’attraper à la volée pour me stabiliser un minimum. » Ce peut être une femme qui lui dit qu’elle a rencontré un homme dérangé dans la forêt (peut-être son père ou un fou qui l’aurait poussé ?) ou la carte postale d’une amie demandant pardon à son père pour un rendez-vous manqué le jour où il est mort (la raison du suicide?)… Des pistes, des bribes de vies, des débuts de romans, mille histoires possibles pour compléter ce qui est resté en pointillés, en blanc…
Il arpente ces lieux du haut Jura qu’il connaît bien et que son père aimait . D’une certaine façon, aller vers ces paysages, c’est tenter de retrouver celui qui n’est plus. Il prend d’ailleurs la voiture de son père, la Seat Ibiza immatriculée 39, pour parcourir les lieux, ces paysages de « sapins, scieries, grumiers ».
Une famille originaire de Lons-le-Saunier et de Clairvaux-les-Lacs : un grand-père ouvrier dans des usines de bois ou de plastique qui a fabriqué pendant trente ans des queues de casseroles en bakélite. Les petits-enfants ont tous quitté la région pour aller au bout du monde.
« Mon père a commencé à travailler à dix-sept ans, il est mort à soixante et un an », si près de la retraite diront les gens qui le connaissaient. Ouvrier, il fabriquait des couvercles de poêles. Ensuite, il s’est formé pour travailler le bois et devenir ébéniste puis tourneur sur bois avant de s’inscrire à l’école d’infirmières de Lons et travailler finalement dans un centre de soins aux toxicomanes, aidant les autres chaque jour, donnant de lui, se rendant disponible aux autres, aux « types ravagés, aux éclopés de la vie, aux fous, aux paumés, aux rebuts de la société ». Un homme ordinaire qui, dans son petit appartement d’un immeuble HLM, a laissé des traces de son passé : des tonnes de « cahiers, carnets, pochettes, chemises, dessins, classeurs, prospectus, revues, articles de journaux, comptes rendus de conférences, cours par correspondance » sans compter les quantités d’objets, créations personnelles, souvenirs du passé, bricoles de récup’. Un homme très engagé dans la vie associative et politique qui s’intéressait un peu à tout : « Trente ans de célibat, ça laisse le temps d’essayer un paquet de trucs. »
Et, c’est ce qu’il avait fait : du théâtre, de la musique, du dessin, des mandalas, de l’anglais, de l’arabe, du japonais, des romans, de la poésie, de la lecture, du yoga – qu’il enseigne plusieurs années !- (et j’en oublie les trois quarts) : il suivait des stages, il notait, recopiait, apprenait, archivait, oubliait, curieux de tout, se cherchant encore quelque passion pour devenir un jour peut-être spécialiste de ci ou de ça, peu importait . Et puis, lassé, il passait à autre chose. « Ce n’était pas un idéologue, pas un théoricien. Ce n’était pas un littéraire ni un cinéphile, même s’il aimait lire et aller au cinéma. Il n’avait pas fait d’études. Il n’avait pas le bac. Il ne s’était pas construit de cette façon-là » (N’empêche, quand on y pense, c’est fabuleux tout ce que cet homme a fait dans sa vie. Il faudra lui dire, à Pierric Bailly, que son père, je le trouve juste incroyable, comme disent les jeunes maintenant, dans ce goût qu’il avait pour les choses de la vie, papillonnant d’un sujet à l’autre sans jamais s’arrêter, butinant ici ou là, se construisant, s’échafaudant, s’inventant, s’imaginant sans cesse autrement, nouveau, différent. Les passionnés sont des gens qui vivent longtemps. C’est un peu déplacé ce que je vais dire, mais je doute fort qu’un homme comme lui ait pu penser se suicider. Je l’imagine plutôt allant chercher des champignons, juste quelques-uns pour le repas du soir, pas la peine de changer de chaussures, trois quatre champignons pas plus: un beau un peu plus bas, un peu plus loin, les belles choses sont toujours hors d’atteinte, c’est bien connu. On tend le bras, on cale son pied comme on peut, on s’agrippe à une racine. Qui craque. Et c’est le déséquilibre. Terrible déséquilibre. Car à mon avis, il avait déjà prévu, après son repas, d’aller voir un film ou de lire une nouvelle revue sur le réchauffement de la planète ou le programme du prochain festival de jazz. Peut-être y a-t-il pensé en tombant, peut-être s’est-il dit « dommage » mais c’était trop tard. Ne m’en voulez pas de réécrire l’histoire mais c’est ainsi que je vois cela.)
Un homme qui avait aimé Ferré, Brel, Reiser, « les chansonniers, l’anarchisme, la non-violence ». (Nouvelle parenthèse : quelque chose me dit que les gens de cette génération, et j’en compte plusieurs parmi mes amis, vont terriblement nous manquer quand ils disparaîtront : ils portent encore en eux les idéaux de mai 68, ne sont pas bouffés par la société de consommation, résistent aux Facebook, Twitter et compagnie, ont échappé à bien des formatages et résistent encore ; des dinosaures presque quand j’y pense! Mais quelle bouffée d’air frais ils nous apportent avec leur anticonformisme, leur refus de la course au fric, c’est impressionnant! Je ferme la parenthèse.) « Au début je me disais que j’allais faire une ou deux découvertes, un petit trésor, quelques secrets, mais plus j’avance dans ma tâche et plus je suis frappé par la cohérence de son personnage. Tout va dans le sens de ce que je sais de lui, de l’image que j’ai de lui. Tout est en accord avec les convictions qu’il affichait. Tout lui ressemble… Le petit monde de mon père semblait avoir été envisagé précisément pour se protéger du grand monde, peut-être pas pour le combattre, disons pour s’affranchir du mieux possible des valeurs dominantes de l’époque, celle de la consommation et du capitalisme. »
L’histoire d’un homme humble, ordinaire que le narrateur ne cherche pas à transformer en héros, en surhomme, en personnage hors du commun, non, il parle de lui avec retenue, avec sobriété. Et c’est précisément cette pudeur qui m’a touchée et qui donne une telle force à son récit.
Des mots simples, des phrases brèves pour évoquer la vie d’un homme, ses amours, ses colères, ses engagements, ses occupations, ses convictions, un homme intègre qui a fait des choses à sa mesure, « à son petit niveau », qui s’en est contenté (et je ne mets rien de péjoratif derrière ce terme) et a trouvé une forme de bonheur dans ce que d’aucuns auraient peut-être jugé médiocre, insignifiant. Un homme qui appartient à une terre, à une époque, certainement un des derniers hommes de ce XXe siècle révolu.
Et puis, il y a ce fils dont la peine affleure à chaque ligne, se tisse à chaque mot, se mêle à chaque virgule et c’est aussi de son histoire qu’il s’agit, celle d’un jeune homme à la recherche d’un père parti trop tôt qu’il interroge en contemplant les paysages du Jura et en écoutant ses musiques, un père qu’il n’a pas tout à fait l’impression de connaître ( mais connaît-on les gens que l’on aime?) et à qui, peut-être, il n’a pas eu la possibilité d’en dire un peu plus parce que l’on croit toujours que l’on a le temps, que nos proches vont vivre jusqu’à cent ans et que nous-mêmes sommes éternels…
Il me vient soudain un air et quelques paroles qui me font penser à ce très beau portrait d’homme, les voici, comme elles me viennent :
Quelqu’un de bien
Le coeur à portée de main
Juste quelqu’un de bien
Sans grand destin
Un ami à qui l’on tient
Juste quelqu’un de bien
Quelqu’un de bien …
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