C’est l’histoire d’un festival qui tourne au désastre, d’une fête musicale éclaboussée de sang. Le concert gratuit des Rolling Stones à Altamont, près de San Francisco, le 6 décembre 1969, se voulait un autre Woodstock, quatre mois après celui de la Côte Est. Au milieu de bagarres à répétition, quatre personnes y moururent, dont l’une poignardée, sans compter les possibles suicides ou overdoses à retardement. Depuis, le nom de ce circuit automobile désaffecté est resté comme une fracture dans les sixties et une salissure dans la biographie du groupe.
« Ça ne pouvait arriver qu’aux Stones », dira le guitariste Keith Richards. Chutant sur ce constat fataliste, le journaliste américain Joel Selvin démontre pourquoi dans son livre « Altamont 69 ». Cet ex-critique musical au « San Francisco Chronicle », quotidien local de référence, a toujours baigné dans la scène rock locale. Dans de précédents ouvrages, il a fait revivre le festival de Monterey ou le « Summer of love », été doré des hippies. A 67 ans, il avait toutes les clefs pour mettre en pièces la mécanique infernale d’Altamont.
Un événement foireux
Précise et factuelle, fourmillant de témoignages, anecdotes ou portraits inédits, son enquête plante longuement le décor. Adulés, mais pillés par leur manager et fauchés, les Stones ont monté cette tournée aux States pour faire de l’argent. La presse US leur renvoie à la figure le prix de leurs tickets d’entrée, quand les Californiens du Grateful Dead, de Santana ou du Jefferson Airplane jouent souvent pour rien au Golden Gate Park. Mick Jagger et sa bande se doivent de faire un geste. Leur cour de parasites va s’allier à des opportunistes locaux pour improviser cet évènement foireux en quelques jours.
Les deux cultures rock, l’anglaise et l’américaine, unies dans un même refus de l’ordre, additionnent leurs tares. L’auteur détaille les signaux évidents de la catastrophe à venir. Les Hell’s Angels de Londres avaient plutôt bien encadré le concert gratuit des Stones, en juillet, à Hyde Park ? On s’en remettra ici, pour quelques caisses de bière, à ceux de San Francisco ou San Diego. Négligeant que les Hell’s locaux carburent aux drogues dures quand les Anglais roulent à mobylette. Deux mondes. Voici comment deux à trois cents mille jeunes finissent par s’écraser autour d’une scène confetti protégée par une quarantaine de brutes armées de queues de billards et de couteaux…
Tous impliqué dans le fiasco
La drogue circule en abondance. Organisateurs et musiciens sont aussi défoncés que les spectateurs, et Joel Selvin n’est indulgent avec aucun d’eux. Tous impliqués dans le fiasco, les Stones sans doute plus que les autres. Jagger ne voulait pas retarder ni déplacer le concert parce qu’il fallait qu’il soit filmé et qu’il comptait sur les droits. Le montage de ce documentaire autorisé, titré « Gimme Shelter », épargnera bien sûr l’image du groupe. S’il culmine avec un meurtre capté en direct, à quelques mètres de la scène, on voit la victime pointer un revolver et un Hell’s Angel le poignarder. Les Stones en resortent juste dépassés, presque victimes.
Responsables car irresponsables, mais aussi arrogants et cyniques, ajoute le journaliste californien. Rappelant qu’ils ne réglaient jamais leurs notes, et laissèrent aux autres acteurs d’Altamont les procès et aux familles des victimes leur chagrin. Au-delà de solder les comptes, son livre tire le rideau sur une époque vue comme un âge initiatique. Dans l’histoire de la musique populaire, il y aurait un après, où le public paierait sa place et où l’on ne transigerait pas sur sa sécurité ni sur la qualité de la sono.