Paul, étudiant en architecture, travaille comme gardien de nuit à l’hôtel Elisse. C’est le lieu qu’a choisi Amélia Dehr pour vivre, chambre 313. Dans son sillage, la jeune fille laisse planer sur elle mille légendes, mille rumeurs. On ne sait pas vraiment qui elle est : peut-être une étudiante richissime, héritière des hôtels Elisse, peut-être une femme à hommes… On dit que « quand elle entre dans une pièce, quelqu’un sort en pleurant. » On en dit tellement sur elle qu’elle en est devenue « une métastase de clichés ».
Si bien que la première fois que Paul voit Amélia (de la même façon qu’Aurélien vit Bérénice chez Aragon), il la trouve « plus petite et moins symétrique, les traits moins légendaires… » « C’est ça, Amélia Dehr ? » s’étonne-t-il. Bref, Paul est un peu déçu. Mais bon, peut-être, est-ce comme cela que naissent les belles histoires d’amour…
Paul, de son poste, observe via les caméras de surveillance de l’hôtel celle qu’il va aimer, l’amour de sa vie.
Ils suivent ensemble les cours d’une certaine Anton Albers, auteur d’une thèse « d’histoire sur la nuit, et d’une thèse d’économie sur la nuit, et d’une thèse d’urbanisme sur la nuit… » Dans les années 60, Anton Albers a fréquenté des artistes, rencontré et peut-être même aimé la mère d’Amélia… Son cours a pour sujet « la ville de demain » mais finalement, l’essentiel de son propos porte sur un sentiment : la peur. Peut-être les deux thèmes sont-ils intrinsèquement liés…
Paul n’est pas bien sûr de comprendre le sens des propos d’Albers, de ses digressions infinies sur la nuit. Amélia, elle, est toujours présente et attentive, certainement parce qu’Anton Albers est le seul lien qui lui reste avec sa mère disparue, une mère qui l’a abandonnée pour « empêcher une guerre » et qui en est morte. Une femme qui a quitté son pays « comme on quitte une robe trop petite » et au moment où a éclaté la guerre en ex-Yougoslavie, elle s’est installée à l’Elisse de Sarajevo parce qu’elle considérait que « sa place était là  ». Elle voulait dire au monde ce qu’elle voyait, et écrivait de la « poésie documentaire » considérant que c’était là une forme d’art qui aurait peut-être permis d’arrêter la guerre, « parce qu’elle pensait qu’il fallait trouver les mots pour la dire… »
Et que c’était justement le rôle de la poésie.
Mais elle ne revint jamais. Il reste juste à Amélia une boîte en carton remplie de poèmes que la jeune fille refuse de lire pour se venger d’avoir été abandonnée, elle, la gamine dont on a gâché l’enfance en la laissant seule dans un monde d’adultes sans amour.
Amélia, qui décide qu’elle a « autre chose à faire que d’être amoureuse. Être amoureuse c’est une façon de ne pas vivre », quittera Paul, retournera chercher sa mère dans un lieu, Sarajevo, où l’on s’empresse de tout reconstruire, au plus vite.
Mais reconstruire, c’est précisément effacer les traces de la guerre, de ce qui a été et donc les traces de la mère. Amélia supporte mal « l’obscénité de la reconstruction », considérant l’effacement comme un crime, mettant de la résine dans les trous d’obus pour qu’ils ne soient pas rebouchés, pour que l’on ne fasse pas disparaître les traces de l’Histoire.
Car pour ceux qui avaient vécu dans cette ville en guerre, « la ville était leur mère. La guerre était leur mère. » Que reste -t-il de la réalité, de la vérité si on l’oublie ?
L’avancée de la nuit est l’histoire de deux jeunes gens traversant leur existence tels des fantômes sans trouver la porte de sortie, s’épuisant à la recherche d’une issue vers la lumière, vers la liberté, deux jeunes gens qui, finalement, ne parviennent pas à se réaliser, à s’incarner, à trouver un sens à leur vie dans ce monde moderne.
Que faire ? S’engager ? Lutter ? Créer ? Aimer ? Renoncer ? Se protéger ? Ou disparaître ?
« Qu’est-ce que tu sauverais du XXe siècle ? » demande Amélia à Paul. « Ma peau » dit-il.
Amélia ne sauvera pas la sienne (on le sait dès la première page), se suicidant, trouvant dans ce geste une ultime forme d’art, une ultime liberté, peut-être impossible à trouver ailleurs , que ce soit dans l’art ou dans la vie.
Paul, de son côté, renoncera, abdiquera, dans une terrible attitude de repli comme il le dit dès les premières lignes du roman: « Il s’était dit qu’ils pourraient se fondre dans les lieux, dans le décor, et que c’était peut-être cela, le bonheur, ou ce qui s’en approchait le plus. Une vaste entreprise de camouflage… »
Se cacher pour être heureux, se dissimuler sous une large couverture épaisse comme la nuit et, peut-être même, fermer les yeux, les verrous, les portes blindées et les chambres fortes. (Paul fera d’ailleurs fortune « dans la sécurité », une forme de renoncement…) Quand on ne peut agir, on se protège, on se calfeutre, on s’enterre…
Finalement, les futures générations, incapables d’échapper à cette nuit qui avance au même rythme qu’elles, recouvrant et anéantissant toutes leurs ambitions, leur soif d’absolu, les empêchant de s’épanouir et d’être heureuses, décideront de rester dans cette nuit, d’y vivre, de s’y planquer même, d’en profiter, qui sait, pour n’y être plus rien : « Ce qu’ils recherchaient, c’était la nuit, ce que la nuit faisait à la ville, à ses parcs, à ses musées. Tout était plus mystérieux alors, tout semblait plus franc. Ils voulaient être des chats, être des ombres, échapper à ce regard permanent qui pesait sur tout, tout le temps, et semblait les sommer de rendre des comptes, de choisir leur camp dans des luttes qu’ils ne souhaitaient pas vivre. » Des générations vouées à s’occuper d’elles-mêmes, de leur petit nombril et de leurs enfants, « leur petit matériel génétique »…
L’avancée de la nuit est le roman d’un accomplissement raté et d’une quête de sens impossible, qui semble se perpétuer de génération en génération, c’est l’histoire de ceux qui cherchent à sortir de cette prison de ténèbres entravant leurs gestes, qui se débattent pour trouver un sens à leur existence et être libres mais comme le dit Anton Albers : « On ne peut rien glisser entre une personne et sa liberté… Ni ses soi-disant responsabilités, ni même ses enfants. La liberté est une peau que nous portons, et comme la peau, elle a plusieurs couches et ne s’ôte qu’à grand prix. »
On n’est pas libre qu’à moitié.
Le roman de Jakuta Alikavazovic est un texte dense et exigeant de par les problématiques qu’il brasse, à la fois riches, nombreuses et complexes. On ne s’y précipite pas, on le lit, on le relit pour y découvrir toute sa profondeur et son extraordinaire construction.
Son écriture précise, intense, puissante demande au lecteur de l’attention, de la concentration car les nuances sont à prendre au sérieux. Un mot va faire bifurquer le sens du texte, un ajout retournera la situation, une parenthèse viendra réduire à néant la phrase précédente. La phrase avance en se corrigeant, en se précisant sans cesse. Tout se combine, se construit, se déconstruit inlassablement, image même du monde insensé qui est le nôtre…
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