Au début, le livre m’a déplu, tout m’a déplu : le prénom du personnage principal, Jeanne, très en vogue actuellement – trop d’ailleurs – : qui donnait à sa fille le prénom Jeanne dans les années 75 ? Personne ! Alors, elle, elle s’appelle Jeanne et elle a quarante et quelques années. Elle a de la chance d’avoir un si beau prénom. Je l’imagine pensive – les Jeanne sont pensives – et calme. Elle porte un foulard vert et un gilet gris pas très neuf. Oui, je la vois bien comme ça. Elle est émerveillée par le monde, les petites choses du monde, la lumière, un renard, des abeilles qu’elle prend le temps d’observer, parce qu’elle a le temps, Jeanne.
Elle aime aussi l’art contemporain, les performances et son mari est un gentil abruti qui refait toute la cuisine, lui ramène des macarons tous les mardis (je pleure) et met des sous de côté pour aller en Grèce.
Bref, tout ça m’a énervée, peut-être parce que je n’y croyais pas, tout me semblait sonner faux. Un peu/beaucoup cliché, quoi. D’abord, j’aurais préféré qu’elle s’appelle Stéphanie, Sandrine ou Nathalie comme tout le monde à cet âge-là, qu’elle n’ait pas ce doux air rêveur-ailleurs-jevoisdeschosesquepersonnenevoit, qu’elle se tue au travail au boulot ET à la maison plutôt que de regarder les coccinelles se promener sur le rebord de la fenêtre ou les trains passer et qu’elle se réjouisse au moins UN PEU de côtoyer un homme qui l’aime et qui refait chaque année une pièce de la maison et sans râler en plus ! Ingrate ! Tu préfères quoi, toi, comme teinte pour la cuisine ? Je ne sais pas, je vais réfléchir cette nuit… Quand il n’y a plus qu’à choisir la couleur, ça va ! Grrrrrrrr !
Jalouse moi ? Ben OUI, peut-être, certainement même : 1. Parce que je ne m’appelle pas Jeanne, 2. Parce que j’ai intérêt à ne pas avoir les deux pieds dans le même sabot avec ma marmaille et le boulot, 3. Parce que les jolies-belles choses de ce monde, je n’ai pas le temps de les contempler, voire je les écrase en marchant dessus (non intentionnellement bien sûr – attention chez moi, défense de tuer les araignées, elles sont énormes, peuvent rester six mois dans un coin, bien tranquilles, mais on n’a pas le temps de se causer elles et moi, chacun son taf), 4. Parce que j’aime l’art, contemporain et tout et tout mais de là à ce qu’il ait une influence sur ma vie… (sauf la littérature, bien sûr), j’en conclus donc que je suis hyper insensible.
Résumons : mon nom est nul, ma vie est nulle, je n’ai aucune sensibilité et l’art me laisse de marbre.
C’est pourquoi, Jeanne m’a énervée.
Mais, comme je ne suis pas du genre à ne pas finir un livre, je suis allée jusqu’au bout et… est-ce la simplicité de l’écriture qui m’a touchée ou la Jeanne et son malaise existentiel qui ont fini par m’avoir ? Je ne sais pas mais je me suis retrouvée complètement chamboulée (comme quoi, je ne suis pas si insensible que ça, na!), en pleurs, vidée… Les dernières pages m’ont bouleversée, je les ai trouvées tout simplement très belles et je me dis que comme une idiote, dès le début, j’aurais dû me laisser aller. Au lieu de ça, j’ai fait la fière, j’ai voulu résister (pourquoi ? Faudrait creuser… Un peu de frustration ? Il faudra que j’en parle à mon psy !) Bon, en tout cas, me voilà bien ! Depuis que j’ai refermé le livre, je pense à Jeanne souvent, comme quoi…
Que je vous présente enfin le sujet (comme vous êtes patient!)
Donc Jeanne – quel beau prénom quand même…- s’ennuie. (Ses grandes filles sont parties, elle ne semble pas partager grand-chose avec son mari, son boulot n’est pas bien passionnant MAIS, ses grandes filles vont bien (et c’est déjà pas mal), son mari l’aime (c’est appréciable aussi) et elle a un emploi (ce n’est pas donné à tout le monde) : alors quoi ? Fatiguée d’être heureuse, la nouvelle Bovary ? Une petite dépression qui s’annonce ? En tout cas, parfois les petites choses en entraînent de plus importantes (l’effet papillon, c’est ça?) : un coup de vent et un cadre se décroche, le verre se brise et une photo s’échappe. D’une de ses filles ? Non, pas du tout, c’est une photo de Marina Abramović. Quoiiii, vous ne connaissez pas cette artiste mondiAAlement connue ? Rassurez-vous, moi non plus (mais je me suis rattrapée et je suis allée voir sur Internet TOUTES ses prestations, pardon, ses performances.) C’est un professeur qui avait présenté à la classe de Jeanne cette artiste (comme quoi, on mesure mal la responsabilité des enseignants…) et soudain, Marina Abramović refait irruption dans la vie de notre héroïne – ou alors Jeanne l’avait en elle depuis bien longtemps, je crois plutôt à cela – et celle-ci de s’interroger soudain sur le sens de son train-train en particulier et de la vie en général, avec de vastes questions comme : « J’ai bientôt passé la moitié de ma vie, et je me demande ce que je vais faire de l’autre. » (c’est pas bon de s’interroger comme ça, ah non!) et l’on sent que petit à petit, elle se détache et plus elle s’éloigne de notre monde, plus elle se passionne pour le travail de l’artiste-performeuse (matrice/mante?) et va même jusqu’à lui écrire, régulièrement.
Marina Abramović (à travers différentes performances que je vous laisse découvrir – bon, c’est vrai, je n’ai pas tout compris du projet) semble vouloir tester les limites : de son corps (en le flagellant, en le coupant, en le congelant, en restant des heures dans la même position, en risquant de mourir…), de son esprit (en supportant la douleur, en communiquant avec l’autre par le regard, – cette performance appelée The Artist is present, MoMA, 2010 m’a vraiment impressionnée, si si ! -, en se séparant de l’être aimé…)
Bref, comme vous l’avez compris, Abramović n’est pas dans le train-train, elle, c’est le moins que l’on puisse dire, et surtout, elle OSE, elle FAIT et n’attend pas. Alors Jeanne s’interroge : « Ça t’arrive des fois de penser aux choses qu’on aurait dû faire et qu’on n’a pas faites ? » demande-t-elle à son amie Suzanne (encore un beau prénom pour la copine, grrrrr!). « Ce que vous faites me console de moi. » écrit-elle à Marina… C’est beau ça, hein ?
Devant la face médusée de son mari qui, pendant sa pause bière et entre deux coups de pinceau, essaie de comprendre l’intérêt grandissant de sa femme pour cette artiste, celle-ci tente de lui expliquer : « Il y a une force en elle qui libère ceux qui la regardent. »
Et, c’est VRAI, il n’y a qu’à voir l’état dans lequel se mettent certaines personnes dans la performance dont je vous parlais tout à l’heure où il s’agit seulement, dans un face-à-face, de la regarder sans rien dire. L’intensité de son regard donne VRAIMENT l’impression que non seulement elle vous voit, vous prend en considération mais aussi qu’elle vous comprend et je veux bien croire que des gens insuffisamment regardés craquent !
Bon, je vous vois sourire et vous demander : et moi, finalement, suis-je suffisamment regardé ? A vous de voir…
En tout cas, Jeanne va avoir l’opportunité de changer de vie – comment ? Suspense… et que va-t-elle faire ? Suspense aussi ! « J’ai l’impression qu’il y a deux Jeanne en moi, une qui a eu envie de cette vie calme et bien rangée et l’autre qui voulait être différente. La première a été la plus forte. Mais j’ai besoin, de temps en temps, de sentir en moi la présence de l’autre. »
Voilà le problème…
Alors moi, quand c’est comme ça et que mes pensées commencent à s’envoler comme celles de Jeanne et que je me dis que… et peut-être aussi que…., bref quand je sens que le danger existentiel rôde, alors je passe à l’action : aspirateur, tondeuse, lessive, repassage.
Et voilà, le tour est joué ! C’est ma recette-bonheur. Elle est simple, gaie, sans prétention, pas chère et terriblement efficace. Finalement, c’est pas ça qu’on appelle une performance ?
Si ?
Je savais qu’au fond, j’étais une artiste !
Retrouvez Lucia-Lilas sur son blog