Les premières pages décrivent Aylan, ce petit syrien trouvé mort noyé sur une plage turque, son corps rejeté par la mer a fait le tour du monde.
« Le petit garçon porte un T-shirt rouge, légèrement remonté sur le ventre et le dos, laissant apercevoir une bande de peau blanche, et un short bleu marine, ou noir, ou un pantalon, remonté aussi, sur les mollets petits et blancs, jusqu’aux genoux. Ses deux petits pieds sont chaussés de baskets bleues, ou noires, on ne sait pas, on ne voit pas bien, aux semelles en caoutchouc beige foncé. »
Une description à la fois détaillée et hésitante, plusieurs réitérée, comme une litanie. Comme pour mieux marteler l’ineptie de ce petit corps sur le sable.
Ce petit garçon le ramène au jour où dans un cinéma, seul, le reste de la famille est en vacances à la montagne, il est submergé par l’émotion en voyant la scène suivante : c’est le soir, un homme et une femme s’enfoncent dans l’eau, le tout petit garçon qui est resté seul sur la plage assiste à la scène et pousse des cris d’effroi. Dernière scène du film. Il reste là, dans son fauteuil, à pleurer.
«C’est un homme doux, effacé, un homme à qui la vie n’a pas fait de bruit et qui lui-même n’en a pas fait beaucoup. Il a quarante ans, un emploi, une femme, deux enfants, un appartement, des collègues, des amis, une famille, des souvenirs, des biens, des dettes, des loisirs, des vacances des soucis, des secrets, pas beaucoup, des goûts, des opinions, des projets, des doutes, des regrets, des espérances, des satisfactions, une situation, une existence. ». Un homme normal, lambda ; et homme est totalement percuté, perturbé par ces deux images qui se superposent. Il ne peut plus faire comme avant, s’enferme chez lui, arrête son travail, puis, comme une fuite et ou un besoin impérieux de retrouver son nid, il part retrouver sa femme et ses deux garçons.
Maintenant, il sait, il a perdu de ses certitudes. Ces images ont changé sa certitude du bonheur, du bien-être, elles remettent en cause son regard sur les enfants, sur la vie. Oui, ses enfants sont mortels, ne sont plus les demi-dieux qu’il imaginait. Même son image de lui a changé.. « Il aura fallu une fois, puis deux. Deux petits garçons sur la plage »
Alors, Aylan a tout ramené, le cœur s’est vrillé et il a fait ce qu’il n’avait jamais fait auparavant ; il est allé regarder ses garçons dormir au milieu des peluches.
Ce livre est un livre d’images grâce à l’écriture de Pierre Demarty. Des photos nettes, d’autres floues, de la couleur, du noir et blanc. Les photos que l’on regarde avant de débarrasser la maison du bord de mer, les images que les enfants garderont de cette journée singulière et, à tout jamais, pour moi, lorsque l’on me parlera d’un petit garçon sur la plage, le petit Eylan.
Le style de Pierre Demarty, fait d’itérations, toujours semblables, jamais pareilles, vous savez, comme le ressac, les vagues de la mer. Est-ce pour donner plus de force à ces deux destins tragiques ? Est-ce pour mieux appréhender l’indicible ? Je ne saurais le dire, mais c’est très efficace. Un livre qui ne se donne pas à la première page, il faut l’accepter, se laisser porter par les vagues des phrases de l’auteur se laisser saisir, submerger par la douleur. L’homme est à notre image, écrasé, sous le poids de tous ces hommes, femmes, enfants, noyés délibérément en Méditerranée.
Superbe.
Voici une œuvre qui m’a beaucoup touchée : en lisant le titre, Un petit garçon sur la plage, je me doutais qu’il serait question de la photo du petit Aylan, l’enfant syrien retrouvé mort sur une plage de Turquie. Il est d’ailleurs terrible de se dire que ces mots « petit garçon sur une plage » plutôt que de m’évoquer des jeux de sable et des rires éveillent en moi des images de mort et de tragédie. Images avec lesquelles on vit, consciemment ou non.
Dans le roman, le narrateur est un homme qui a tout pour être heureux : une femme et deux enfants qu’il aime, un emploi, une petite vie tranquille qui semble le contenter. Il sait que le monde n’est pas rose mais il le traverse plutôt bien que mal. Un homme sachant garder ses distances par rapport à une réalité agressive et laide. Un homme pas concerné.
« C’est un homme doux, effacé, un homme à qui la vie n’a pas fait de bruit et qui lui-même n’en a pas fait beaucoup… C’est un homme doux, effacé, un homme qui n’entretient avec le monde et sa propre vie que des rapports de bon voisinage. Un homme en lisière des choses. Qui les regarde passer, le frôler, derrière un infranchissable voile d’indifférence. »
Et puis, un soir d’été, en sortant du travail, sa famille étant partie un peu avant lui en vacances, il entre, un peu désoeuvré, dans une salle de cinéma. Il ne sait pas trop bien ce qu’il va voir. Sans les siens, il est un peu perdu et se laisse guider par le hasard. Le film commence. L’histoire ne le passionne pas, il n’aime pas la science-fiction. Soudain, pourtant, une scène le saisit : un petit garçon est pris par les flots. Le narrateur sent en lui naître une émotion qu’il va avoir du mal à contenir et qui va envahir progressivement tout son être tel un raz de marée. Lui qui se croyait à l’abri, soudain, il flanche, la carapace cède, l’enveloppe se déchire, il est submergé par une émotion intense, happé.
Et il pleure.
« Il y a d’abord, et seulement, ce brusque influx de chaleur, loin à l’intérieur de lui, quelque part, un embrasement spontané de quelque chose au fond du ventre, un point, une torsion incandescente, qui peu à peu remonte la colonne de son corps comme un relent de lave chaude et bilieuse… Une liquéfaction de l’intérieur, et qui le pétrifie dans son fauteuil, les yeux rivés à l’écran qui se mettent à bourdonner, quelque chose qui appuie derrière les globes, glisse sous les os des épaules, du crâne, saisit et serre la nuque, l’immobilise en dedans, comme s’il était coulé soudain de l’intérieur dans une lourde pâte tiède de béton qui prend. »
Lui qui se croyait à l’abri du tumulte du monde se prend la vague en pleine figure, violemment, au point, au sortir de cette salle de cinéma, de n’être plus le même homme.
Et son regard sur le monde et sur les siens aura à jamais perdu l’insouciance qui était la sienne avant.
Plus tard, c’est l’image du petit Aylan qui le heurtera de plein fouet, le poussant définitivement loin de toute certitude, de toute permanence dans un monde où les enfants meurent sur les plages plutôt que d’y jouer.
« De quels fantômes, de quelles fêlures sommes-nous les hôtes ? »
Quel fardeau portons-nous chaque jour sans en être conscients, nous croyant heureux et intouchables, chanceux et invulnérables ? Et pourtant…
Pourquoi, alors que je ne savais rien de ce livre, le titre m’a-t-il portée vers la mort plutôt que vers la vie, l’été, les vacances, les pâtés de sable ? Pourquoi, lorsque l’on me dit « petit garçon sur la plage », me vient immédiatement à l’esprit une image insoutenable, un fait insupportable qui n’a a priori en rien changé ma vie, qui ne m’empêche pas de rire et d’être heureuse ?
Je crois qu’au fond la réalité est tout autre : nous nous croyons protégés par nos écrans, espèces de filtres, de remparts derrière lesquels nous découvrons, bien tranquillement croyons-nous, les horreurs du monde.
Et pourtant, il n’en est rien.
Nous sommes tous comme le narrateur porteurs ignorants d’une insupportable réalité et l’on croit pouvoir faire avec .
Mais, encore une fois, il n’en est rien.
Appuyer sur le bouton pour faire disparaître l’image ne suffit pas. La réalité s’est immiscée.
Et rien n’est plus pareil.
Il est trop tard.
« Des images on ne ressort pas, ni ceux qui les habitent, ni ceux qui les regardent. »
Un très beau texte dont l’écriture est du côté de l’obsession, du ressassement, de la répétition pour plusieurs raisons, je pense.
Peut-être parce que décrire dans les moindres détails l’inacceptable permet d’en prendre conscience, et il faut du temps pour cela.
Peut-être cela donne-t-il aussi le sentiment de pouvoir circonscrire l’impensable, « admettre » l’inadmissible, l’enfermer, le juguler, le dompter. Que sais-je ? Il est là mais comme prisonnier des mots qui l’enferment. C’est peu face à l’effroi, à la sidération qui est la nôtre mais c’est déjà ça. Les mots « couchent » la réalité. Peut-être espère-t-on la dominer ainsi…
Mais la prose de Pierre Demarty traduit aussi très justement les sentiments, les émotions qui arrivent par vagues successives, que l’on croit maîtriser mais qui finalement, à force de va-et-vient, nous emportent, nous creusent, nous rongent, comme un raz de marée.
Enfin, cette écriture de l’énumération se fait aussi le reflet d’une information qui nous arrive de partout, nous assaille sans que soit opéré aucun tri, dans un vrac insupportable qui tend à tout mettre sur le même plan.
Beaucoup de sensibilité, donc, dans ce roman qui dit toute la souffrance s’emparant d’un être et le faisant brutalement basculer vers une autre façon de voir le monde et d’être père. Poignant.
Pierre Demarty nous livre un roman sur la façon de voir le monde et celle dont il nous arrive. Ici, il y a plusieurs petits garçons sur la plage, au moins deux, l’un dans un film de cinéma, l’autre sur une photo prise sur une plage turque en septembre 2015 et qui fit le tour du monde.
Le personnage est un père de famille lisse et sans histoires. Un soir d’été, alors que sa femme et ses deux fils sont en vacances à la campagne, tandis que lui est resté en ville pour son travail, ses pas le portent vers un cinéma où l’on projette un film dans lequel un enfant est abandonné sur une plage après que ses parents se sont noyés. Cette image du petit garçon sans défense, hurlant seul sur une plage de galets hostile, provoque en lui un effroi, un bouleversement qui agit comme un révélateur de la fragilité de l’enfance et de l’innocence piétinée, et ce spectateur, qui se tient d’ordinaire à distance des émotions, ne peut lutter contre les larmes. Un an plus tard, il découvre sur son écran la photographie d’un enfant noyé que la mer a déposé sur une plage de Turquie : si elle a ému le monde entier, cette nouvelle image agit comme un tsunami émotionnel sur notre homme.
L’évocation traditionnelle des vacances, de la légèreté et des châteaux de sable est renversée pour devenir tragique. Se dépose dans la pensée du personnage la détresse des petits garçons, celui pour qui on ne peut rien, celui qu’on aurait pu sauver. La représentation violente et brutale de la solitude et de la mort de l’enfant révèle notre impuissance à le protéger. Par identification, l’homme prend aussi conscience que ses propres enfants ne seront jamais à l’abri des catastrophes. Mais ce livre insiste aussi sur le flot d’informations dramatiques dont on est abreuvé ; comment traiter l’image, ne pas la laisser se noyer sous le sensationnel ? Justement, l’écriture puissante, précise et sensible de Pierre Demarty prend son temps, s’approche au plus près du détail, elle est faite de répétitions, de leitmotivs, comme une vague qui se forme, roule et vient s’écraser avec fracas. Malgré un léger flottement dans la construction du projet, ce beau roman magnétique laisse une empreinte durable.