Et si ce que nous rêvions était notre vraie vie, à moins que celle-ci ne soit qu’un songe ? Et si nous avions la possibilité, chaque jour, de vivre plus longuement dans nos rêves ?
Le dernier roman de Catherine Rolland gomme les frontières de ces deux états et nous plonge dans un récit fascinant qui m’a complètement embarquée…
Le sujet ?
Benjamin Teillac va mal : sa femme est partie après quinze ans de vie commune, son fils ne veut plus le voir et son boulot d’ambulancier est remis en cause par des crises d’épilepsie de plus en plus rapprochées. Une vraie galère.
Heureusement, son ami de toujours, David est là. Un père pour Ben que ce David : il le surveille, prend soin de lui, l’accueille dans sa maison, lui prépare à manger et le ramasse en miettes dans la rue alors qu’il vient d’être victime d’une nouvelle crise.
Pendant combien de temps Ben va-t-il pouvoir garder le secret ? Si son chef apprend son mal, il est viré. Ce boulot, il l’adore, il aime les contacts qu’il noue avec les malades qu’il transporte. Mais les crises ne préviennent pas : elles sont de plus en plus nombreuses et durent maintenant assez longtemps, suffisamment longtemps pour que Benjamin se mette à vivre… une nouvelle vie.
C’est ainsi qu’il quitte plusieurs fois par semaine les années 2014 pour être propulsé en 1944 en plein maquis ! Là, en Haute-Savoie sur le plateau des Glières, massif des Bornes, il devient alors Benjamin Sachetaz, né en 1909, ayant grandi dans une ferme à Saint-Calixte, et avec son frère Cyrille, un homme d’Église, il s’est engagé dans la Résistance. Étonnant pour un homme qui déclare en 2014 : « Je n’avais jamais porté d’intérêt à l’Histoire, pas plus à la Seconde Guerre mondiale qu’à aucune autre période du passé. Je faisais partie de ces hommes cartésiens pour qui seul le présent comptait. » Et pourtant…
Bien sûr, les réveils sont un peu douloureux et lorsqu’il tente d’expliquer à David ce qui lui arrive, ce dernier perd patience. Benjamin devient-il fou ? D’où viennent ces hallucinations récurrentes ? Peut-on parler de « rêves » ? Sont-ce les effets secondaires des différents traitements ? Jusqu’où tout cela va-t-il mener Ben ? Dans la pire des névroses ?
Dans tous les cas, il faut trouver une solution et rapidement. Le docteur Aubervilliers, neurologue au CHU, va proposer à Ben de tester une nouvelle thérapie. Avec un peu de chance, ce nouveau traitement marchera et le sortira de cette double vie impossible. A moins que…
Je l’avoue, j’ai été complètement happée par ce roman : non seulement, les personnages sont très attachants, notamment ce pauvre Ben dont la double vie devient très vite un enfer mais surtout, les questions existentielles qui sont posées sont, je trouve, assez troublantes : « Si tu devais choisir, est-ce que tu laisserais ta vie, ta femme et ton fils, le confort d’une existence sans guerre et sans le risque de te faire tuer chaque jour que Dieu fait ? Si tu devais choisir entre là-bas et ici, Ben, pour quelle vie opterais-tu ? » lui demande un personnage du roman. Se pose donc la question du sens de la vie et de l’engagement. Qu’est-ce qui vaut la peine d’être vécu, qu’est-ce qui donne de la valeur à notre existence ?
J’ai aussi beaucoup aimé toutes les réflexions qui ont trait à l’Histoire : repartir en arrière avec la connaissance de ce qui va se passer dans l’avenir, c’est évidemment être tenté de vouloir changer le cours des événements. L’on se met soudain à rêver… Et si l’on pouvait modifier le passé, faire en sorte que certains monstres n’arrivent jamais au pouvoir, que certaines guerres n’aient jamais lieu… Moi qui ne suis pas une fana de science-fiction (je n’y comprends généralement pas grand-chose), là, j’ai été captivée par la richesse des problématiques abordées par ce sujet.
Une lecture très plaisante donc et que je recommande vivement !
Victime de crises d’épilepsie qui vont s’accompagner de visions, Benjamin se voit combattre l’armée allemande aux côtés de son frère Cyrille sur le plateau des Glières. Commence alors une double vie, en 1944 et en 2016.
Benjamin Teillac n’est pas vraiment gâté par la vie. Tout avait pourtant bien commencé pour lui. Un travail d’ambulancier qu’il avait toujours rêvé de faire, Sylvie, une belle épouse qui va mettre au monde un fils, des amis… Les choses ont commencé à déraper quand il s’est découvert cocu, sa femme couchant avec Haetsler, son patron. Du coup les relations professionnelles deviennent très tendues. Le divorce est difficile, tout comme ses relations avec son fils: « Lorsqu’il arrivait le vendredi soir, il s’y rendait directement, claquait la porte derrière lui et ne réémergeait brièvement qu’au moment des repas que nous partagions dans un silence presque complet. On dit que lors de la séparation de leurs parents, les gamins se sentent presque toujours obligés de prendre parti. Pierrick avait choisi son camp, et j’aurais probablement dû m’estimer heureux qu’il accepte encore de venir chez moi une semaine sur deux. » Et pour couronner le tout, ses crises d’épilepsie qui ont repris. Des ennuis de santé qui peuvent conduire à un licenciement. Heureusement, son copain David, qui est avec Sylvie le seul dans la confidence, reste à ses côtés.
Et ne va pas tarder à être le témoin de nouvelles crises. Déstabilisé, Benjamin décide d’accepter le nouveau traitement préconisé par sa neurologue, mais ne va pas être soulagé pour autant. Bien au contraire, des hallucinations, des visions commencent par le hanter. Il se voit soudain comme projeté dans un film, se retrouvant aux côtés de résistants retranchés sur le plateau des Glières. Il se voit artificier, chargé de faire sauter un pont au passage de l’armée allemande. L’épisode est d’un réalisme tel qu’il en est tout secoué: « Je n’avais jamais porté d’intérêt à l’histoire, pas plus à la Seconde Guerre mondiale qu’à aucune autre période du passé. Je faisais partie de ces hommes cartésiens pour qui seul le présent comptait (…) mais j’avais pourtant su citer sans hésitation, comme d’un fait connu de toujours, le nom de Tom Morel, héros d’une bataille dont il me semblait n’avoir jamais entendu parler. »
C’est à ce point du roman que Catherine Rolland réussit un premier grand tour de force. On «voit» Benjamin aux côtés de son frère Cyrille, un abbé avec lequel il a rejoint les maquisards. On ressent avec lui l’intensité de ce moment, la peur et l’exaltation. Et si on partage son trouble, on a – tout comme lui – envie d’en savoir davantage, de retrouver ses compagnons et cette femme qui allait s’engager sur le pont à quelques secondes de l’explosion, la belle Mélaine qu’il va sauver et dont il va presque instantanément tomber amoureux. Si, comme le disait le poète Calderon de la Barca, la vie est un songe, alors on a envie de continuer à rêver avec Benjamin: « L’immersion dans le passé, pour le moment, était ma seule façon de supporter assez mon présent pour m’empêcher d’ouvrir le gaz en plein avant de me coller la tête dans le four. Je n’avais plus de travail ni de ressources, ma femme m’avait quitté, mon fils me tournait le dos. (…) Contre toute attente, je me sentais bizarrement serein. Mon seul problème, dont je savais qu’il finirait par se résoudre, était d’éliminer Hitler et de rendre la patrie aux Français. »
Au fur et à mesure des crises, on va passer avec Benjamin d’une époque à l’autre, comprendre que toutes deux sont aussi réalistes l’une que l’autre et, comme les témoins aux côtés de Benjamin, nous dire que tout cela n’est pas possible, que l’on ne saurait se réincarner en héros de guerre – mais comment dans ce cas peut-on se souvenir des noms, des lieux, des personnes – pas plus qu’on ne saurait dans les années quarante connaître l’issue du conflit ou encore parler de produits qui n’ont pas encore été inventés, comme le DVD.
Et c’est là le second tour de force réussi avec brio par Catherine Rolland. Non seulement elle nous emporte par son écriture addictive, mais elle nous entraîne dans les pas de Benjamin à nous poser quelques questions existentielles essentielles: peut-on passer sans encombre d’une vie à l’autre?; Peut-on se perdre en route ou à l’inverse choisir une vie plutôt qu’une autre?; Peut-on ne pas revenir du passé? Et peut-on changer le passé? Car il faut bien que tout cela à quelque chose, à sauver son frère qui vient d’être arrêté et auquel on destine un peloton d’exécution ou à tenir la promesse faite à Mélaine de l’épouser et d’emménager avec elle dans la jolie maison à l’orée du village… Tout le reste est littérature. Un bel hommage à la littérature qui, par la grâce d’une romancière omnisciente, rend vraisemblable l’invraisemblable, rend le temps poreux, brise nos certitudes et nous rend totalement addicts à cette double-histoire, aussi étonnante que vertigineuse.
En refermant le livre, on se dit que notre bonheur de lecture pourrait se doubler du plaisir à découvrir une adaptation cinématographique de cette histoire époustouflante qui offre au cinéaste un formidable registre, de l’histoire d’amour impossible à la tranche de vie sociale, de la fresque historique dans les paysages enneigés du plateau des Glières aux avancées (?) de notre médecine. Sans oublier le tourbillon des émotions qui accompagnent toutes ces séquences.
Catherine Rolland a à la fois profité de son expérience de médecin et de son parcours – originaire de Lyon et vivant aujourd’hui en Suisse – pour construire ce formidable roman qui est, après Éparse de Lisa Balavoine, la seconde belle découverte de cette rentrée 2018. Après plusieurs romans publiés dans des maisons d’édition confidentielles, il me semble qu’elle a trouvé aux Escales l’éditeur qui va lui permettre de percer. C’est tout le mal qu’on lui souhaite!
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