Une histoire de meurtre, de mémoire et de cinéma, voilà ce dont nous régale Juan Marsé, qui revient sur les années marquées par le « pacte d’oubli » scellé par les partis politiques espagnols pour faciliter la transition démocratique après le franquisme.
Un meurtre oublié
En 1982, un romancier en mal d’inspiration répond à la commande d’un réalisateur : l’écriture d’un synopsis à partir d’un fait divers survenu en 1949, le meurtre d’une prostituée par le projectionniste d’un cinéma de quartier barcelonais. Dans ce but, notre auteur reçoit la visite du meurtrier, un vieil homme ayant purgé sa peine en prison et désormais libre. C’est une affaire ancienne, résolue et jugée rapidement puisque le coupable avait avoué son forfait ; or la collecte des faits s’avère plus compliquée que prévue, parce que le projectionniste n’a jamais su expliquer le mobile de son crime. Un traitement psychiatrique de choc réservé aux opposants du régime, ajouté aux années d’emprisonnement et aux défauts du souvenir, empêchent l’écrivain de constituer une trame narrative objective à partir de cette seule parole testimoniale soumise aux tours et aux détours de la mémoire.
La mémoire n’en fait qu’à sa tête
Cette histoire est une métaphore du roman national qui s’écrit durant ces années en Espagne, après la chape de plomb dictatoriale. Le silence volontaire sur les crimes du passé dans le but de pacifier le pays ne nourrit-il pas au contraire les rancœurs et le sentiment d’impunité ? On évolue aussi dans ce que Primo Levi appelle la « zone grise », cette impossibilité de la binarité, de la séparation nette entre victimes et bourreaux, une complexité qu’on ne peut réduire à un simple synopsis. Signe de l’imposture généralisée, le film centré au départ sur une intrigue dramatique et policière devient, par les aléas pécuniaires de l’industrie cinématographique, une comédie pornographique. Juan Marsé fait preuve d’une intelligence brillante alliée à un plaisir manifeste de l’écriture, et démontre que la vérité étant insaisissable et plurielle, il revient au romancier de pallier les défaillances de la mémoire, dénoncer la censure, questionner les oublis et combler les silences par l’imagination et la fiction.