Sofia s'habille toujours en noir
Paolo Cognetti

Traduit par Nathalie Bauer
LIANA LEVI
septembre 2013
224 p.  18,50 €
ebook avec DRM 9,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Quand Balzac rencontre Salinger (rien que ça !)

Il est des auteurs qui donnent l’impression d’avoir écrit un roman entier au coin d’une table, après le café, les manches remontées au dessus des coudes, une cigarette se consumant paresseusement dans le cendrier. Il est très probable que chaque mot leur ait été arraché dans la douleur, et pourtant la fluidité qui se dégage de leurs pages, l’évidence de leur expression, la limpidité inspirée de leurs formules effacent de leur écriture toute idée de travail. Philip Roth est de ceux-là. Raymond Carver aussi. Et Paolo Cognetti, dont les premiers recueils de nouvelles ont souvent été placés dans la filiation de ce dernier, résolument. Quand on sait que cet Italien né en 1978 vit à cheval entre Milan et New York, on comprend mieux pourquoi son magnifique « Sofia s’habille toujours en noir » semble béni des dieux. Les dieux du roman à l’américaine.

En dix chapitres, dix textes à la technique narrative propre qui peuvent se lire comme autant de nouvelles indépendantes les unes des autres, Cognetti dresse, dans le désordre, le portrait de Sofia, même âge, même origine, son alter ego féminin, sa femme idéale, son amour de plume. Sofia est la fille unique d’un ingénieur très ingénieur et d’une mère très maniaco-dépressive. Le couple a essayé d’échapper au divorce en s’échappant de Milan et la petite Sofia grandit dans une de ces banlieues aseptisées qui fleurissent autour des grandes villes – plus américaines qu’italiennes, d’ailleurs. Mais le pot-aux-roses ne tient pas longtemps : bien vite, Sofia fait les frais du psychodrame qui se joue chaque soir chez elle. De séjour à l’H.P en groupe de théâtre alternatif et très à gauche, Sofia pousse et se fraie une route. On ne saura pas si son visage est beau, on saura qu’elle ne se maquille pas, qu’elle mange rarement, qu’elle magnétise les gens et que ses deux profils sont différents. Et, bien sûr, qu’elle s’habille toujours en noir. Plus tard, Sofia s’inscrit dans une école de cinéma à Rome, vit en colocation avec deux autres apprenties actrices et goûte, tardivement, au bonheur de l’amitié féminine. Entre-temps, une cellule cancéreuse a germé dans l’estomac de son père et une tante ex-membre des Brigades rouges a décidé de prendre sous son aile cette nièce sauvage. Puis Sofia débarque à New York et Pietro, aspirant écrivain échoué à Brooklyn, nous raconte leur rencontre à la première personne.

Pourquoi la critique italienne a-t-elle été aussi extatique à la parution de « Sofia » ? Parce que Paolo Cognetti, l’air de rien, les mains dans la glaise, redonne tout son souffle à l’art romanesque. Dans ce premier roman, il fait naître et mourir des personnages, des physionomies, des goûts, des névroses et des personnalités, mais il le fait avec une nonchalance adolescente, un peu comme si Balzac avait rencontré Salinger. À la lecture de ce joyau brut, on est souvent tenté de refermer le livre un instant pour reprendre le contrôle de son corps. Debout dans un métro compact, on doit retenir ses larmes ou son sourire béat. Si on était Sofia, on lirait un passage à toute la rame, mais on n’est pas Sofia, alors on se contente de vous le conseiller ardemment.

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