Si je vous dis que « L’écart » est un livre écrit par une anglaise née dans les îles Orcades qui a quitté les paysages marins pour les paysages urbains londoniens pour y sombrer dans l’alcoolisme… cela n’a pas l’air folichon. Sauf qu’en disant cela, je vous ai glissé subrepticement tout ce qui fait le sel et le piquant de ce livre. Vous ne voyez pas ?
Tout est dans le rapport qu’entretient Amy Liptrot entre les îles qui l’ont vue naître et grandir et la ville qui a parachevée sa destruction ! Le livre ne cesse de faire des parallèles entre ces deux mondes que tout semble opposé mais que les grilles de lectures superposées d’Amy Liptrot n’ont de cesse de réunir.
D’un côté les gratte-ciels londoniens renvoient aux pics montagneux des Orcades. D’un autre, les feux anti-collision des voitures citadines ne sont que le pendant des faisceaux des phares. Plus loin, Amy Liptrot crée un rapport tellement évident qu’on n’y a jamais soi-même pensé entre les espaces occupés par chaque espèce d’oiseau habitant les Orcades et les espaces occupés par chaque groupe d’être humain dans les parcs londoniens. Si souvent les rapprochements effectués par Amy Liptrot servent à assimiler ces deux espaces si éloignés l’un de l’autre, ils sont parfois l’occasion de montrer tout l’écart qu’il y entre eux : quand elle joue à superposer mentalement les terrains de la ferme familiale avec les quartiers de Londres ce n’est que pour mieux attirer l’attention sur la différence de densité de population entre les deux.
Et puis, Amy Liptrot arpente la lande de ses îles natales comme on arpente sa propre vie : avec le recul que lui a octroyé son évasion londonienne. Elle s’est noyée à Londres pour mieux sortir la tête de l’eau au milieu de l’océan. La solitude qu’elle a subi à Londres l’a amené à apprécier l’isolement et les moments d’introspection et de réflexion. Il y a dans ce livre des moments de très grande vérité et de très grande sincérité dont on peut se resservir dans sa propre vie. Le fait d’écrire « L’écart » pour Amy Liptrot n’est pas tant l’occasion de parler d’un retour à la terre, natale, insulaire, que d’un retour à soi. Tout comme les chercheurs étudient les animaux avec GPS, traceurs et capteurs, Amy Liptrot se livre à une exploration bathymétrique (relative aux fonds marins) d’elle-même.
Chaque chapitre est comme une petite nouvelle qui mises bout à bout racontent une femme en prise avec ses torts, ses faiblesses, ses renoncements mais aussi ses forces, ses victoires. Chaque chapitre représente alors un thème qui permet de faire le lien entre l’environnement d’Amy Liptrot et elle-même car le « je » est présent tout au long du récit. Mais on a la sensation qu’Amy ne « rattrape » sa propre histoire qu’au bout des 250 premières pages quand elle s’interroge enfin sur son avenir après sa cure de désintoxication. Les pages qui précèdent ce moment charnière parlent de son passé plus lointain en utilisant le présent, ce qui a tendance à déstabiliser parfois la lecture et faire perdre la notion de la chronologie au lecteur.
L’écart est aussi cet interstice qui subsiste toujours entre ce qu’on est vraiment et la manière dont on vit ce qu’on est. Il peut être gigantesque quand on se perd comme Amy Liptrot, dans l’alcool, dans l’isolement ; il peut être infime au prix d’un effort sur soi incommensurable pour reprendre sa vie en main. Mais il ne peut totalement se résorber. C’est la part d’imprévisibilité en chacun de nous, la marge qu’on a sur la marche de notre propre destin.