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Frère d'âme
David Diop
Points
août 2018
190 p. 17 €
ebook
avec DRM 6,99 €
La rédaction l'a lu
A la vie, à la mort
David Diop publie un roman poignant sur la Grande Guerre, le roman d’une humanité perdue et retrouvée au cœur de l’horreur, à travers l’histoire de deux amis inséparables, tirailleurs sénégalais séparés par la mort et la folie.
Une histoire de vengeance et de folie
Alfa Ndiaye a perdu son « plus que frère » sur le champ de bataille. Lorsque Mademba, gravement blessé, l’a supplié de l’achever pour abréger ses souffrances, Alfa n’en a pas eu le courage. Empli de la rage et de la culpabilité du survivant, il décide de venger la mort de son ami en contrevenant aux règles de « la guerre civilisée ». A chaque expédition, il torture un ennemi à mort et rapporte une main allemande dans sa tranchée ; mais après plusieurs trophées macabres, ses camarades le regardent avec effroi. On le croit fou, et même sorcier. Alors on décide de l’éloigner pour un temps. A l’initiative d’un médecin, Alfa va se mettre à dessiner : les poilus, les mains tranchées, et son village natal où il retourne en pensée.
Ce roman paradoxalement poétique raconte la barbarie de la guerre, les doutes sur la légitimité des massacres, et aussi les différentes formes de rébellion : refus de combattre et d’obéir, désertions, mutineries ou névroses traumatiques. Avec un style fluide et une narration à la première personne, le romancier nous fait pénétrer dans l’esprit d’un tirailleur sénégalais qui, entre folie et nostalgie, interroge les notions d’identité et de déracinement, d’humanité et de sauvagerie. Un beau roman déchirant, halluciné et lucide, où survivent les âmes des morts.
Une chose m’a d’emblée interpellé quand je suis entré dans ce récit guerrier : l’auteur donne son propre nom au personnage de l’ami sacrifié dont lui-même, personnage narrateur à qui il donne le nom de Ndiaye, n’a pas eu l’audace d’abréger les souffrances. Ndiaye nous dit son propre basculement vers une sorte de folie vengeresse, accomplie comme une expiation pour ce manque d’audace. Il raconte son cheminement intérieur, depuis son village natal jusqu’au point de bascule. Il dit son remords et sa folie sorcière, il dit sa rage en une longue et lancinante incantation, rythmée à profusion par les expressions « mon presque frère » et « par la volonté de Dieu ».
Les derniers chapitres, déroutants, semblent nous mettre sur la voie : Mademba Diop, la victime du livre, ne se serait-il pas réincarné en Alfa Ndiaye dont il serait devenu le côté obscur, l’inhumaine barbarie ?
Chant de vie et de mort, africain en diable dans un monde « civilisé » devenu fou, le récit est fort et grâce à un phrasé volontairement répétitif (ou malgré lui car ce phrasé peut générer un peu d’agacement chez le lecteur) il prend la forme d’un conte vomi par un griot, malfaisant malgré lui, voué contre son gré à la mort. Aux portes de la magie noire, un livre terrible, fascinant…
On l’admet maintenant après avoir minimisé ou même carrément occulté cette réalité historique : les Africains, et plus généralement tous les indigènes de l’empire colonial français ont combattu pour la France durant les deux guerres mondiales.
David Diop, romancier sénégalais, livre dans Frère d’âme non pas un témoignage de combattant originaire de l’Afrique noire, mais le ressenti de deux tirailleurs sénégalais Alfa Ndiaye et Mademba Diop face à la guerre, face à leur supérieur hiérarchique, le capitaine Armand. Cette remémoration de leur condition de combattants se révèle alors loin d’être anodine, très éloignée des clichés que l’on entretenait alors couramment à propos des sujets de l’empire. Ainsi, la sauvagerie, caractéristique selon ces vues, des Africains, est-elle en quelque sorte retournée à l’envoyeur : « Quand on leur commande de sortir de la tranchée protectrice pour attaquer l’ennemi à découvert, c’est « oui ». Quand on leur dit de faire les sauvages pour faire peur à l’ennemi, c’est oui (…) Le capitaine leur a dit que les ennemis avaient peur des Nègres sauvages, des cannibales, des Zoulous, et ils ont ri. » Alfa Ndiaye tire parti de ce défi en songeant à ses propres valeurs, à sa fierté d’Africain, à la logique de ses propres observations : « Mais moi, Alfa Ndiaye, j’ai bien compris les mots du capitaine (…) La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange (…) La seule différence entre mes camarades les Toucouleurs et les Sérères, les Bambaras et les Malinkés, les Soussous, les Haoussas, les Mossis, les Markas, les Soninkes, les Senoufos, les Bobos, et les autres Wolofs, la seule différence entre eux et moi, c’est que je suis devenu sauvage par réflexion. »
Tout le roman de David Diop révèle alors son intérêt, sa spécificité dans la manière dont le récit est conduit. Dans la seconde partie, Alfa est évacué à l’arrière pour cause de blessure et il se remémore alors son passé en Afrique : le rôle de son père dans la décision de ne pas participer au commerce de l’huile d’arachide, la description des mœurs et coutumes des Peuls , la décision de Fary Thiam, sa future épouse, de se donner à lui, juste avant son départ pour le front. « Fary m’aimait plus que l’honneur de son père qui n’en avait pas. »
Un roman qui administre, sobrement, efficacement, une leçon éternelle : ne jamais oublier d’où l’on vient, qui on est. Pour ne pas sombrer, ne pas céder à l’adversité.
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