Quand la liberté d’un homme se heurte à la raison d’Etat, une constante historique veut que la première soit sacrifiée au bénéfice de la seconde. Mais que se passerait-il si ce choix cornélien dépendait de vous, si le sort d’un homme se retrouvait entre vos mains? Et comment agir, quand aucune des décisions envisageables n’est juste? Cette douloureuse expérience, François Sureau l’a personnellement vécue au début de sa carrière à travers le dossier Javier Ibarrategui, un ancien militant basque exilé en France, contraint de retourner en Espagne, en dépit du danger encouru. Il faut dire qu’au début des années 80, la page franquiste se tourne avec peine : l’Espagne est officiellement redevenue une démocratie, mais les anciens réseaux de police de Franco sont toujours actifs et n’ont pas digéré l’assassinat de l’amiral Carrero Blanco, le successeur désigné du « caudillo », orchestré par l’ETA. Ibarrategui, pour avoir désavoué cet acte, est à son tour menacé de mort par des groupes antiterroristes et assassiné à Pampelune le 4 septembre 1983, quelques semaines seulement après son retour en Espagne. Le narrateur, un jeune juriste promis à un brillant avenir, apprend bouleversé cette nouvelle dans les journaux : c’est lui qui, sur un arrêt rédigé de sa main, avait plaidé l’expulsion d’Ibarrategui devant le Conseil d’Etat.
Trente ans ont passé depuis ce terrible événement, mais l’intensité de ce court récit laisse deviner que la blessure est toujours vive pour l’auteur qui, en retraçant avec minutie l’histoire de cet arrêt, dénonce sans jamais se poser en victime les rouages d’un système imparfait, tentaculaire et déshumanisé. La densité du texte, qui parvient en une cinquantaine de pages à expliciter le cas Ibarrategui tout en dressant le portrait d’une époque « électrique« , où « le manège français tournait depuis cinquante ans, avec ses chevaux de bois fatigués, aux têtes de résistants, de collaborateurs, de flics et de trotskystes« , recèle une incroyable puissance d’évocation, sans jamais tomber dans un cynisme facile, que l’on aurait néanmoins pardonné. Nous ne dévoilerons pas ici la signification du titre choisi, seule ressource poétique de ce récit voilé de noir, dont on ne ressort pas tout à fait indemne.