Au début des années 1990, alors qu’il n’était encore qu’un timide aspirant écrivain, Emanuele Trevi, dont le nom figure aujourd’hui parmi les intellectuels italiens les plus influents, a travaillé au Fonds Pier Paolo Pasolini devenu, ces années-là, le centre névralgique de la vie culturelle romaine. Cette institution, fondée après la mort de Pasolini en 1975, a été dirigée d’une main de maître par Laura Betti (1927-2004), son actrice fétiche. Laura Betti, surnommée « La Folle » par tous ceux qui ont eu le malheur d’être confrontés à sa rage cruelle et désespérée. Laura Betti, l’ancienne camarade de route des plus grandes figures artistiques de l’âge d’or italien, une beauté atypique peu à peu ravagée par le temps et par l’obésité. Dans « Quelque chose d’écrit », Emanuele Trevi revient, vingt ans plus tard, sur le rôle primordial que joua dans sa vie et dans son rapport à l’écriture, sa rencontre simultanée avec le génie de Pasolini et avec l’hystérie de Laura Betti. D’un côté, l’écriture charnelle, sacrificielle, de « P.P.P », qui culmine dans sa dernière œuvre, « Pétrole », roman trouble sur le thème de l’androgynie, et dont la brillante (et jamais pédante) analyse sert de fil rouge à son livre. De l’autre, l’amour exclusif et irrationnel que voua Laura à Pier Paolo – et ce bien après sa disparition – méprisant avec une férocité redoutable tous les autres écrivains. La folie cinématographique de Laura Betti conjuguée à la folie géniale de « Pétrole » fournissent le carburant explosif de ce livre-ovni.
Emanuele Trevi ne tombe pas dans les pièges de l’écriture hagiographique. À peine esquisse-t-il quelques pas en direction de l’ « Affaire Pasolini », l’intarissable glose sur les circonstances de son assassinat qui agite l’opinion italienne depuis près de quarante ans, avant de s’en retourner à la seule chose qui le fascine vraiment : les ressorts de la création pasolinienne. Le mausolée qu’il offre à « P.P.P » est mobile et inventif. Incroyablement drôle et savant – Trevi excelle dans l’art de la désacralisation. Pas la peine d’être fin connaisseur de Pasolini pour se régaler de cette lecture exigeante mais jubilatoire. À travers le personnage de Betti et son décapant sens du sarcasme, c’est toute la société italienne qui passe au scalpel, celle d’aujourd’hui, le sordide clown de Milan dont les semelles à talonnettes commencent alors tout juste à résonner dans les couloirs de la politique italienne… mais également celle d’hier : les silhouettes de Moravia et de Rossellini traversent le texte comme autant de fantômes chatoyants. Et à travers la célébration de l’œuvre de Pasolini, Emanuele Trevi propose une réflexion humble et salutaire sur l’impératif de l’art comme empreinte tripale de notre passage sur terre. Ou pour le dire autrement, comme quelque chose d’écrit.