Étrange, oui, c’est l’adjectif qui me vient quand je tente de définir ce long et lent roman de György Dragomán, grand écrivain hongrois encore peu connu en France. Oui, étrange et beau. Envoûtant même, si l’on accepte de s’y plonger, de prendre son temps, de s’habituer à cette prose toute simple et à cette quasi-absence d’événements, à ces mille petits gestes racontés avec beaucoup de précision et au présent.
Les drames ont eu lieu et l’on arrive après : le camarade-général Ceaucescu (devine-t-on, car son nom n’est jamais cité) vient de mourir et l’on brûle rapidement ce qui appartient à ce temps maudit, les yeux résolument tournés vers l’avenir.
Mais il faut se relever du communisme, panser les plaies de la dictature, se reconstruire après des années de totalitarisme, réapprendre à vivre dans un pays avide de liberté, d’ouverture. On met le feu aux portraits des généraux et l’on tente de construire du nouveau sur des cendres encore chaudes et de terribles souvenirs qui hantent encore les esprits. Il est impossible d’oublier, et le passé resurgit constamment à travers les voix des vivants, des témoins, des familles meurtries à jamais.
Emma, jeune narratrice âgée de treize ans, vit en pension depuis que ses parents sont morts dans un accident de voiture. Un jour, une vieille femme se présente : elle dit qu’elle est sa grand-mère et souhaite que sa petite-fille reparte avec elle. Emma suivra cette inconnue, une femme étrange qui s’adonne à des rituels mystérieux et semble avoir quelques pouvoirs magiques dont elle se sert régulièrement pour mettre à mal les importuns. Qui est cette femme ? Une sorcière, une déséquilibrée ? Ou bien une grand-mère folle d’amour pour le seul être qui lui reste au monde : sa petite-fille ?
Comment la jeune fille va-t-elle réussir à partager sa vie avec une sorcière et un grand-père fantôme ?
Nous découvrons le monde avec les yeux d’Emma, étrangère à tout ce qu’elle voit et entend, essayant comme elle peut de comprendre qui est cette grand-mère, pourquoi elle s’est fâchée avec sa fille, la mère d’Emma, au point de ne jamais la revoir.
La jeune fille tente de deviner ce que cette aïeule a vécu, ce qu’elle a fait pendant le régime de terreur et pourquoi son mari, le grand-père d’Emma, est mort. A-t-il été un mouchard comme certains le disent, s’est-il suicidé ? A-t-il vraiment connu les camps de travail, de rééducation, l’a-t-on obligé à balayer les rues et à oublier son métier de chirurgien ?A-t-il été tué par la police secrète comme certains le disent ? Qui ment ? Qui dit la vérité ? Et d’ailleurs existe-t-il une vérité et si oui, qui la détient ?
Emma tentera de comprendre, de déchiffrer ce monde opaque, terni par des années de dictature, mais sa grand-mère parle peu. Il faudra à la jeune fille beaucoup de patience pour amener cette vieille femme à se libérer d’un poids trop lourd pour elle. Il faudra à Emma beaucoup de temps, de gestes, de silences pour que se dégèlent les mots de sa grand-mère et qu’ils sortent enfin…
Le bûcher est un roman d’initiation, d’apprentissage : Emma, en observant les gestes de sa grand-mère, va acquérir certains pouvoirs qui vont l’aider à modifier le réel s’il lui déplaît, à moins que cette magie dont elle use ne soit que le fruit de sa volonté, une volonté farouche, inébranlable, un désir puissant de vivre et de profiter de la vie.
Folie, poésie, sensualité se taillent la part belle dans ce roman, que ce soit quand Emma regarde sa grand-mère dessiner des cercles, des spirales dans de la farine ou bien lorsqu’elle assiste à la confection d’un strudel. Souvent, le merveilleux s’introduit dans le réel : les objets semblent avoir une vie propre… En effet, une cuillère en bois peut remuer toute seule une marmite de confiture de prunes ! L’évocation d’un fait sans importance de la vie quotidienne peut soudain basculer dans la fantaisie, le fantastique, le surnaturel et déboucher sur un univers onirique et halluciné. On a parfois l’impression d’être dans un conte : chaque chapitre nous raconte un petit moment de la vie des deux femmes autour d’un motif précis. Dans ce petit village loin de tout et où l’atmosphère est extrêmement pesante, on sent que chacun s’épie, se soupçonne du pire ou, au contraire, regarde l’autre avec bienveillance et amour.
Le bûcher est aussi et surtout l’histoire d’une renaissance : celle d’un pays, symbolisé ici par une jeune fille, Emma, qui va, grâce à sa grand-mère, grandir, mûrir, prendre de l’assurance, devenir une femme forte et volontaire, porteuse d’avenir. La façon dont l’une va éduquer l’autre (et réciproquement!), la complicité qui naîtra entre les deux femmes et l’amour qui les liera à jamais donneront à chacune d’elles une telle force qu’elles en sortiront l’une et l’autre grandies, plus libres et susceptibles d’être heureuses, enfin.
Emma devra tout apprendre. Le pays où elle vit aussi. De tâtonnement en tâtonnement, de douleur en douleur, Emma deviendra une femme et pansera ses plaies tandis que le pays s’ouvrira sur une ère nouvelle. Il faut du temps. Chaque geste compte, chaque parole aussi. C’est précisément ce que le livre nous montre : que tout se fait dans la douleur, la peur, le doute mais aussi l’amour, la complicité et la confiance.
Tout repousse, les cendres sont un très bon engrais, les jardiniers le savent. La grand-mère d’Emma le savait certainement, elle aussi.
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