Connaissez-vous Agee ? James Agee ? De nom peut-être ? Eh bien, vous allez pouvoir faire plus ample connaissance avec cet homme hors du commun grâce à cette passionnante biographie de Rodolphe Barry publiée chez Finitude : « Honorer la fureur ».
Quel homme que ce James Agee (1909-1955) ! Nous le découvrons tandis qu’il travaille comme journaliste au magazine Fortune : il a vingt-six ans et a bien envie de se jeter par la fenêtre de son bureau du Chrysler Building. Il déteste son job chez Fortune qui ne répond en rien à sa soif de création, de liberté et de justice. On est dans les années trente et la Grande Dépression a jeté un nombre incalculable de gens dans la rue où nombreux sont ceux qui crèvent de faim et de soif. Régulièrement, Agee est convoqué dans le bureau de Henry Luce, magnat de la presse américaine : il doit écrire ce qu’on lui demande, ce qui ne correspond pas vraiment à ce qu’il pense. Autrement, il est viré. C’est clair ?
Mais Agee a le sang chaud et la main sur le coeur. Rien ni personne ne lui dictera sa conduite : il veut parler de ceux qui n’ont rien et qui crèvent chaque jour à tous les coins de rue, il veut écrire un roman qui parlerait de ces gens-là. En attendant, il pense au film de Chaplin, « La Ruée vers l’or », qu’il vient de découvrir et il annote chaque page du roman de Faulkner « Le Bruit et la fureur ».
La dépression le gagne, ses articles lui reviennent censurés de moitié. Ce qu’il écrit dérange, choque, scandalise : il dénonce les inégalités, l’hypocrisie, l’injustice, l’imposture, écrit des articles engagés. On le surnomme « le révolutionnaire ». Il déteste le modèle libéral américain, souhaite un monde plus social, plus humain. « Etes-vous communiste ? » lui demande-t-on.
Évidemment, il aurait été facile de virer cet empêcheur de tourner en rond mais le gars est brillant, inspiré, percutant, et sa capacité de travail hors normes.
Or, un jour, son rédacteur en chef lui demande de faire un reportage dans le sud du pays « afin d’enquêter sur les métairies de coton et les conditions de vie faites aux familles de métayers blancs. » Enfin, un sujet pour lui et qui va le sortir des quatre murs de son bureau où il étouffe et devient fou ! La magazine lui propose de partir avec un photographe, un certain Walker Evans qui a déjà travaillé sur les ravages de la Grande Dépression. Ils sont faits pour s’entendre ces deux-là ! Direction le Sud : ils traversent l’Arkansas, le Mississippi et arrivent enfin en Alabama. La chaleur est accablante. La pauvreté, visible partout. Les fermiers sont ruinés par une crise qui les touche de plein fouet à laquelle s’ajoute une sécheresse terrible : le revenu annuel moyen est de cent soixante-dix-sept dollars par habitant. C’est la misère, la misère profonde.
Le contact avec la population s’avère compliqué : qui sont ces deux gus qui déboulent avec leur bloc-notes et leur appareil photo ?
Puis une rencontre se fera, de celles qui marquent les esprits et façonnent un homme à jamais…
Ce que James Agee verra, il ne l’oubliera pas…
« Chaque soir, il lit sur les visages hagards la trace de cet épuisement qu’on éprouve après avoir vécu ou assisté à un drame. Ici, la terre est sans ombre. La calamité est quotidienne. Face à cette pauvreté au-delà de la pauvreté, il comprend que son défi, à la mesure de son indignation, sera de maintenir vivante la mémoire de ces déshérités. »
Agee est tellement révolté par la pauvreté extrême dans laquelle vivent ces gens qu’il est prêt à prendre les armes : « Soyons mobiles, rapides. Frappons n’importe où, n’importe quand. Devenons insaisissables. Formons une guérilla dans le désert ! » Il refuse de croire aux promesses du New Deal et de Roosevelt : tout est faux, tout est mensonge. Les lecteurs doivent savoir et il leur dira ce qu’il a vu, oui il ouvrira de force les yeux de ceux qui refusent de voir. Il bouillonne de colère et de rage et se sent prêt à « honorer la fureur » qui est la sienne.
Cette biographie vraiment passionnante et magnifiquement écrite fait revivre un homme génial, terrible, intense, généreux, un homme enragé, écorché vif, noyant sa quête d’absolu et d’idéal dans la fumée et l’alcool, un écrivain, un poète qui va s’armer de mots pour dire toute sa haine, toute sa rage contre ces hommes politiques qui plongent dans une vie proche de l’enfer un peuple déjà à l’agonie.
Après avoir écrit son grand livre : « Louons maintenant les grands hommes », James Agee deviendra l’un des premiers critiques de cinéma et travaillera sur le scénario d’ « African Queen » avec John Huston, puis, avec Charles Laughton, sur celui de « La nuit du chasseur » et il rencontrera Chaplin qui deviendra son ami.
« Honorer la fureur » est une plongée magnifique et forte dans une Amérique en pleine mutation : découvrir toute cette époque à travers les yeux d’un homme ardent prêt à brûler sa vie pour plus de justice et d’humanité est tout simplement fascinant.
Un portrait vraiment inoubliable !
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