Librairie Texture (Paris)
illustration Brigitte Lannaud Levy (Dr.)
C’est suite à la perte de son travail du jour au lendemain qu’à l’approche de la cinquantaine Michèle Chadeisson, ancienne chercheuse, décide il y a dix ans d’accomplir son rêve de toujours : devenir libraire. Cette spécialiste des arts de l’Afrique noire, avait pris l’habitude de se plonger dans les livres, notamment pour préparer sa thèse. Et c’est dans l’énergie d’une forme de désespoir suite à cette rupture professionnelle inattendue qu’elle a pris un virage qui fait son bonheur aujourd’hui et celui des habitants de son quartier. C’est dans le local d’un ancien magasin de vêtement du 19e arrondissement de Paris, à deux pas du métro Laumière, qu’elle a créé son enseigne. « Pour une fois que c’est une librairie qui détrône une boutique de fringues et pas le contraire, ça mérite qu’on le souligne» nous explique-t-elle. Pour la recherche de nom et son identité visuelle elle fait appel à son fils graphiste. « Texture » va vite s’imposer à eux en référence à Virginia Woolf qui dans son œuvre parle pour la littérature de la texture d’un texte. Mais aussi en lien avec le tissage qui se crée dans la relation avec les lecteurs, les auteurs et les gens du quartier. « Nous sommes trois nanas à la librairie, Julia, Tatiana et moi. Je nous ai baptisées les fées tisseuses », clin d’œil à une thèse sur les fétiches et les fascinants fétisseurs du XVIIIème. Rencontre pleine de vibrations et de passion avec Michèle et Julia.
Quel roman nous recommandez-vous de lire ?
« De toutes pièces » de Cécile Portier (Quidam). L’histoire d’un curateur qui a carte blanche pour constituer un cabinet de curiosité pièce par pièce. Ça parle de la singularité, de la magie, de la rareté des objets. Une intrigue se crée au fil de la constitution de cette collection rare et du montage de l’exposition. C’est un texte très intéressant sur le monde de l’art.
Et du côté des auteurs étrangers ?
« La ravine » de Sergueï Essénine (Heros-limite) Ecrit en 1916 c’est le premier et ultime roman d’un auteur de tout juste 18 ans. Il est sorti en poche il y a trois ans déjà, mais notre engouement pour ce livre est tel que nous continuons à le partager inlassablement. C’est un tableau sensible et intimiste de la Russie rurale, dressé à petites touches presque impressionnistes porté par une vibrante force poétique.
Nous avons un deuxième énorme autre coup de cœur pour un livre tendre, joyeux, ça fait du bien parfois aussi. C’est « Fair Play » de Tove Jansson (La peuplade). L’histoire de deux amies artistes à Helsinki : elles peignent, écrivent, sculptent et filment. Elles partagent un grenier commun entre leurs deux ateliers et une philosophie: toujours faire de leur vie une œuvre d’art. Un livre très rafraîchissant.
Y-a-t-il un premier roman qui vous a particulièrement marqué ?
« Kruso » de Lutz Seiler (Verdier) C’est le premier roman d’un poète allemand qui a été publié alors qu’il avait 51 ans. L’histoire d’un étudiant qui part à Hiddensee, une île de la Baltique, au printemps 1989 alors que la RDA vit ses derniers mois et que le mur va s’effondrer. Il devient plongeur dans un hôtel. Dans une atmosphère énigmatique, dense et vaporeuse on suit sa rencontre et son amitié avec Kruso un personnage déchiré entre nostalgie et utopie. Ce dernier sensible et magnétique fait penser à « Martin Eden » de Jack London.
Quel est le livre-culte le plus emblématique de la librairie, que vous défendez avec ferveur ?
« La scierie » un récit anonyme publié par Heros limite. Un jeune bourgeois de 19 ans se retrouve contraint de travailler dans une scierie et plonge dans le milieu prolétarien. Il tient alors un journal au ton vif, franc, peu commode et y exprime des émotions des sensations très dures. Le livre est préfacé par Pierre Gripari. De ce livre Michèle nous confie « J’ai su en le lisant pourquoi je suis devenue libraire ». Presque systématiquement une fois lu, il est immédiatement racheté pour être offert.
Une brève de librairie
Sur notre porte d’entrée il y a un personnage très important pour la librairie qui a été imaginé pour nous par le poète Claude Royet-Journoud et qui s’appelle Igor. Il s’agit de la peinture d’une peluche que lui avait offerte à New-York un autre poète ami, Emmanuel Hocquart. Depuis, il peint des Igor qui sont devenus célèbres et qui ont fait la couverture de nombreux livres et sont exposés à travers le monde. Quand les enfants poussent avec quelques difficultés parfois notre porte, c’est toujours amusant de les voir pousser Igor et ainsi presque lui donner vie.
Une autre anecdote qui nous a fait sourire, c’est une petite fille de 6 ans habituée des lieux et qui devenant de moins en moins timide, s’est exclamée « Nous sommes dans la librairie des dames ». Ça nous a bien plus à toutes les trois.
Propos recueillis par Brigitte Lannaud Levy
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