Chaque jour de la semaine, « à l’heure du goûter », la voix délicieusement souple de Marie Richeux prend le contrôle de France Culture. Elle y produit et anime « Pas la peine de crier », un beau cadeau pour les gens que nul travail n’attend hors de chez eux, le discret moyen de devenir plus intelligent en vidant les sacs de courses. Et chaque jour, depuis trois ans que son émission existe, Marie Richeux lit à l’antenne un « Polaroïd », une courte fiction qui tient en une page et en moins de deux minutes. Une parenthèse charnelle et envoûtante au milieu des réflexions souvent abstraites qui peuplent cette heure à haute tension intellectuelle. Accompagnée de l’éditrice Sabine Wespieser, Marie Richeux a sélectionné une soixantaine de textes sur les sept cents qui composent les archives de l’émission : le recueil « Polaroïds » est né, accompagné d’une préface très savante, signée du philosophe Georges Didi-Huberman, préface presque superficielle à côté de l’urgence vitale qu’irradie l’écriture de Marie Richeux et qui se passe du moindre commentaire théorique.
Il y a une bande de jeunes à casquettes qui font chaque soir de l’été un barbecue sur le toit d’une cité. Il y a une mère qui prépare un chocolat chaud à son grand fils en feignant de ne pas voir ses larmes. Il y a un couple étendu sur l’humus d’une forêt. Il y a un homme qui parle à une femme et qui lui demande d’enlever son t-shirt, parce que, dit-il, « je peux pas te parler si je vois pas tes seins. » Il y a une photo de James Dean, un trafic de drogue au Nord de Paris, une jeune gitane qui danse chez des particuliers. Il y a un homme qui appelle d’une cabine téléphonique envahie par le lierre, juste pour entendre une voix lui dire « Maintenant je vais raccrocher ». Il y a des cigarettes qui se consument, des corps qui se brûlent à deux, des arbres et beaucoup de nuit.
Il y a ça mais il pourrait ne pas y avoir ça : disons que cela pourrait être présenté autrement. En résumant, on cherche à lisser, à mettre un ordre, alors que le génie de Marie Richeux consiste justement à éviter tout cela. En digne fille d’Edward Hopper et de Raymond Carver, elle méprise les rapports de causalité, les constructions linéaires, les effets de manche. Comme sur un polaroïd, le sens de ses textes se dévoile petit à petit, au fur et à mesure que les mots font sens les uns avec les autres, que le lecteur établit des liens entre des sons, des formes, des évocations. À la manière d’une peintre impressionniste, Marie Richeux approche le réel par petites touches. Les fragments de texte qui constituent « Polaroïds » balaient le monde comme des cristaux de neige : ils semblent se déposer par hasard au gré du vent et pourtant la perfection de leur microscopique architecture évoque les plus délicats travaux d’orfèvre. Puis la neige fond et l’indicible beauté disparaît du bitume sale. Mais pas l’expérience de la beauté.
Une expérience de beauté inouïe : voilà à quoi nous invite cette auteure de pas encore trente ans. On n’ose même pas imaginer la puissance romanesque que Marie Richeux pourrait déchaîner, si elle passait à la forme longue. Mais après tout, court ou long, peu importe – une seule chose est sûre : Marie Richeux est destinée à apporter quelque chose à la littérature française.