r e n c o n t r e a v e c
Lolita Pille
« J’ai voulu écrire sur l’envers des jours »
Une partie de tennis entre amies, un fiancé attendu sur le quai d’une gare… Paris, le 29 août 2014 : cette journée d’été aurait pu ressembler à toutes les autres pour Eléna sans quelques fantômes pour la tourmenter, à l’image de celui de Catherine, figure emblématique de son adolescence, et de la famille Chèvreloup, au milieu de laquelle elle a grandi. Enfant prodige du tennis, Eléna a laissé le temps et l’ambition lui filer entre les doigts, et cherche à se réinventer, à se délester d’un passé devenu trop lourd à porter, que le lecteur découvre au fil des conversations entre Eléna et ses amies.
Premier opus d’un ensemble intitulé « Journal intersexe, Eléna et les joueuses » conjugue modernité et classicisme pour dire la détresse d’une jeunesse violentée par son époque. Dix-sept ans après le fracassant succès de « Hell » (Grasset, 2002), tour à tour encensé puis éreinté par la critique, et après s’être retirée pendant onze ans dans une « chambre à soi » à Brest pour se consacrer à son projet, Lolita Pille revient avec un roman audacieux, porte d’entrée d’une œuvre aussi atypique qu’exigeante.
D’où vient-elle, cette histoire d’amitiés féminines, d’un couple qui hésite, d’une déchéance familiale ?
Ce n’est pas « Eléna et les joueuses » que je mûris depuis onze ans mais un projet beaucoup plus vaste réuni sous le nom de « Journal intersexe ». Il doit comprendre cinq romans, dont celui-ci, né de la nécessité de créer une porte d’entrée dans une œuvre très particulière. J’ai commencé « Eléna » fin 2015, il est donc le dernier que j’ai écrit.
Vers vingt-cinq ans, j’avais l’impression d’être passée à côté de la seule chose qui compte à mon sens en littérature : le temps. Je n’étais pas encore proustienne mais j’étais confrontée à quelque chose qui était en train de ne pas se produire dans ma vie. C’est un sentiment que tout le monde éprouve à un moment ou à un autre et qui peut prendre diverses formes. J’ai voulu écrire sur ce sentiment, sur l’envers des jours où les choses qui doivent arriver n’arrivent pas, sur l’événement insidieux, invisible, pour lui rendre sa valeur. Enfant, je m’ennuyais énormément et je projetais déjà d’écrire un roman sur l’ennui, qui montrerait que l’ennui fait partie intégrante de la vie. Des personnages se sont alors animés, celui de Catherine Chèvreloup, puis celui d’Elisabeth Grée, mais très lentement, sur plusieurs années.
« Eléna et les joueuses » n’est pas un texte facile d’accès, au sens où le lecteur est immédiatement plongé dans un univers complet, sans présentation, sans explications préalables…
Je ne sais pas écrire d’histoires calibrées selon un schéma « je m’appelle truc, j’habite à telle adresse, ma mère n’est pas sympa mais heureusement il y a mon chien. » Quand j’ouvre un livre, j’aime être immédiatement transportée dans un univers complet, comme si je plongeais la tête sous l’eau, que le monde marin était déjà présent autour de moi et ne m’avait pas attendue pour exister. J’ai toujours voulu commencer l’histoire des Chèvreloup et de leur entourage par la fin, et donc avec « Eléna et les joueuses », auquel succéderont le roman de Catherine, celui d’Elisabeth, etc.
Comment et pour qui écrivez-vous ?
Il y a toujours eu pour moi deux sources d’inspiration : une source immédiate, celle de l’air du temps, influencée par notre époque, par l’époque terrible dans laquelle nous vivons, violente, morcelée, défigurée du point de vue du langage, effondrée politiquement. Et, en parallèle, une source littéraire. Ces deux sources, immédiate et littéraire, sont difficilement conciliables, mais c’est le travail de tout écrivain de les accorder.
Pendant des années, j’ai écrit pour Platon, Proust, Dante, Virginia Woolf : le lecteur que j’imaginais était forcément un grand écrivain. Ce renversement de la relation auteur-lecteur n’était pas conscient, et j’étais hantée par ce mot de Victor Hugo : « Je veux être Chateaubriand ou rien ». Il m’a toujours semblé très sain, pour un auteur, de revendiquer « Chateaubriand ou rien ». Dans ma chambre, à Brest, ces grands écrivains faisaient partie de mon gang, ils remplaçaient les amis réels que je ne voyais plus et auxquels je répondais peu parce qu’il y avait toujours une phrase à terminer. Virginia Woolf était assise sur mon lit en train de fumer une cigarette, les jambes croisées. Proust toussait dans un coin. Faulkner réparait un volet, torse nu. Je n’avais que leur voix en tête, j’étais dans un éloignement, comme dans un autre monde.
Puis une rencontre m’a fait prendre conscience que j’écrivais également pour des personnes « réelles » : lors d’un séjour parisien, la caissière d’un supermarché a reconnu mon nom sur ma carte bleue et m’a demandé si j’étais l’auteure de Hell. Elle était heureuse de me rencontrer. Peu de temps après, une actrice porno a commencé à me suivre sur les réseaux sociaux. Je suis fière de mon lectorat, que mes écrits intéressent aussi bien mes amis thésards qu’un public à priori éloigné de la littérature. Réunir une personne tenant la caisse d’un magasin et Platon, qui me lit depuis son petit nuage, c’est ce vers quoi, à mon sens, tout écrivain devrait tendre.
Vous avez étudié les auteurs antiques et leur influence se lit dans votre texte : Eléna et ses amies semblent rejouer une tragédie grecque en se déchirant, en s’aimant. Comment s’est opéré ce transfert entre votre étude des auteurs antiques et votre écriture personnelle ?
« Eléna et les joueuses » est effectivement hanté par les antiques, mais aussi par Proust, Tolstoï, et surtout par « Le jardin des Finzi-Contini », de Giorgio Bassini. À mon sens, une influence littéraire naît de la rencontre entre une idée esthétique personnelle liée à une expérience ou à des affections, et la lecture d’un livre confirmant cette idée personnelle. C’est ce qui s’est produit pour moi avec « Le jardin des Finzi-Contini ». Enfant, j’observais ce titre dans la bibliothèque de ma grand-mère en sachant qu’il m’était inaccessible : je l’avais ouvert mais il me semblait écrit en araméen, alors que je lisais déjà l’Iliade, l’Odyssée et l’Enéide. Les récits antiques ne nécessitent pas de clés, un enfant peut en avoir une compréhension immédiate, contrairement au roman de Bassini.
Un roman où les parties de tennis, comme dans « Eléna et les Joueuses », scandent le texte…
Quand je rendais visite à ma grand-mère, qui habitait alors Porte Maillot, je passais devant des petits courts de tennis que je trouvais très beaux, dont la vue m’apaisait. Je ne suis pourtant pas une « joueuse », contrairement à ma grand-mère, dont j’ai retrouvé des photographies prises sur des courts dans les années cinquante. Quelque chose s’est ancré là, à la vue de ces petits courts de tennis qui faisaient échos au Jardin des Finzi-Contini. À la mort de ma grand-mère, la première chose que j’ai faite a été de lire l’exemplaire de ce roman qui trônait chez elle.
Contrairement à ce qu’on a pu dire de vous à la sortie de Hell, quand on a voulu vous identifier à votre personnage et suggérer que vous écriviez pour un certain lectorat, il me semble que votre écriture est englobante, susceptible de toucher un vaste public malgré son exigence…
J‘ai changé de système et de prosodie depuis « Hell ». Avec « Journal intersexe », j’ai eu envie de créer un récit à la confluence du 19ème siècle et de l’époque actuelle. J’ai d’abord travaillé une langue dans ce sens, beaucoup plus classique que celle du rendu final, mais j’ai dû renoncer, persuadée qu’aucun lecteur ne me suivrait avec mes imparfaits du subjonctif et mes termes désuets. Mon éditeur m’a notamment suggéré de supprimer l’adjectif « impollu », que j’adore et qui désigne un jeune homme vierge. Mon texte a été entièrement réécrit. Cette épreuve a été d’autant plus éprouvante que j’avais réussi à aller très loin avec ce texte, jusqu’aux zones qui m’avaient été désignées par Bernanos, Dante ou Virgile. Mais je les atteignais uniquement pour moi-même, sans entraîner le lecteur dans mes pas.
Parvenez-vous à vous exprimer avec la même sincérité, après ce qui vous est arrivé avec « Hell ?
Je n’ai toujours pas retrouvé cette naïveté primordiale, cet élan direct. Virginia Woolf a écrit à propos de « Jane Eyre » de Charlotte Brontë : « toute sa force (…) va dans cette assertion : J’aime, je hais, je souffre. » Ce « je » catégorique, je me le suis longtemps interdit parce qu’on a assimilé « Hell » à de l’autofiction, mais aussi parce que le féminin et l’écriture féminine, sont depuis longtemps considérés comme la mort de la littérature. Flaubert n’a-t-il pas affirmé « La littérature contemporaine est noyée dans les règles de femme » ? C’est un sentiment que j’ai intériorisé sans le vouloir et qui, dans l’écriture, revient à dévaloriser son expérience, son « je » propre. Qui aurait la présomption d’affirmer que des conversations entre filles peuvent donner un grand roman ? Alors que la conversation, le bavardage, la rumeur, le récit oral, sont à l’origine même de la littérature. La rumeur est très présente dans « Eléna et les joueuses », peut-être parce que j’en ai été victime à la sortie de « Hell ». Entre vingt-cinq et trente ans, j’ai cherché à déconstruire philosophiquement le pouvoir du langage, de la rumeur, de la calomnie, en lisant Spinoza et Schopenhauer, afin de désamorcer ce pouvoir de véracité dont sont chargées les instances dominantes.
On sent chez Eléna une tentation désespérée d’en finir avec la vie qu’elle a menée jusqu’alors. Est-ce que cette forme de fuite en avant vous semble symptomatique de la société dans laquelle nous vivons, d’une société où tout semble s’accélérer et qui manque de sens, d’audace, de vision commune ?
La première chose qui m’a frappée quand je suis finalement sortie de ma chambre, c’est de constater combien la scène politique actuelle ressemble à celle du 19ème siècle, à celle que Marx décrit dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ». Les gens sont persuadés de vivre à une époque moderne, alors que seules les formes ont changé, pas la substance. Les combats sociaux restent les mêmes. La figure de l’ambitieux, si présente dans la littérature du 19ème siècle, est terriblement actuelle. Tout n’est qu’ambition, tout le monde veut être tout, s’étendre dans l’espace, avoir une voix qui porte et faire taire les autres. Nous vivons dans des sociétés si désabusées que notre volonté de puissance ne trouve à se déployer qu’à travers une ascension sociale. Rêver d’une réussite sociale qui ne se traduirait qu’à travers un enrichissement pécuniaire est pourtant bien triste.
Propos recueillis par Laëtitia Favro