Il est des livres qui, dès les premières pages, donnent à entendre une petite musique pas ordinaire. On ne sait pas exactement d’où elle vient : peut-être émane-t-elle de l’originalité de l’écriture, de l’organisation du récit, du portrait des personnages ou bien d’ailleurs encore. En tout cas, cette petite musique, c’est la première fois qu’on l’entend, qu’on la goûte, elle pique notre curiosité, retient toute notre attention et finit par nous lier, et pour longtemps, à l’oeuvre qu’elle nous dévoile…
Par où commencer ?… Car il n’y a pas à proprement parler de commencement ou alors, ils sont pluriels et se rattachent à différentes personnes, époques et lieux. « C’est en vain qu’on cherche le début des choses, on ne trouve jamais qu’une étape et on l’appelle « début », parce qu’on ne distingue que ce qui a déjà commencé ; nul ne conteste que la première note n’existe que par le silence qui la précède, mais personne ne peut dire avec certitude quand ce silence commence. »
Pour tenter de « commencer » tout de même, prenons la première page du roman : un certain « Paul Crespen écrivit à Londres dans sa maison de Tyndale Terrasse » trois Suites pour violoncelles. Ces trois Suites « furent écrites pour Viktor Sobolevitz et celui-ci ne les joua pas. »
Cet homme qui ne joua pas les suites de Crespen, on le découvre chez lui, à Paris, dans son appartement aux volets clos. Il est seul, vit coupé du monde, attend la mort mais, avant cela, la visite d’un homme, un critique musical, un certain Rémy Nevel.
Ce Rémy Nevel (je ne l’ai jamais senti ce personnage), on le surprend au réveil. Il vient de partager sa nuit avec une femme, une certaine Clarisse Villain, violoncelliste, formée précisément auprès du grand maître Viktor Sobolevitz, qui a toujours refusé de former qui que ce fût.
Alors, évidemment pour Rémy Nevel, cette Clarisse Villain est tout de même un objet de curiosité. Pourquoi elle ? Qu’a-t-elle de si extraordinaire pour que le grand maître, l’ermite misanthrope au sale caractère, ait accepté de la rencontrer alors qu’elle n’était qu’une gamine et de lui donner des cours pendant douze ans ? À elle. À elle seulement. Pourquoi ? Et pourquoi cela intéresse-t-il tant le critique ? Que cherche-t-il ? Qu’attend-t-il d’elle (Clarisse) et de lui (Sobolevitz) ?
Maintenant, faisons la connaissance de Clarisse, je veux dire de Clarisse petite, pour comprendre. Repartir en arrière, à l’un des commencements de cette histoire, de ces histoires qui vont se mêler, s’imbriquer au point de n’en former qu’une. Il nous faut rencontrer cette petite de cinq ans qui entend le son quelques secondes à l’avance et qui joue sous l’escalier parental avec un meuble d’horloger pour faire de la musique. Qu’est-ce qu’on va en faire de cette môme muette bourrée de tics et de tocs, qui tient à l’envers son premier cahier de solfège et travaille toute seule des symphonies ? se demandent ses pauvres parents étrangers à ce monde de la musique. Consulter un spécialiste, le plus vite possible… Oui, c’est la solution…
Trois destins, trois histoires, trois personnages complexes et forts dont on suit les parcours sinueux, douloureux, trois personnages qui se cherchent, s’évitent, se complètent et se nourrissent l’un de l’autre.
Au-delà de ce trio étonnant et très finement analysé, ce roman étonne par sa forme.
Tout d’abord, il y a ce « tu » qui surprend le lecteur dès la page 27, un « tu » qui semble exprimer la grande proximité entre l’auteure et ses personnages dont elle sait les états d’âmes, les secrets, les moindres désirs, un « tu » qui nous conduit au coeur de leur être, de leur mal-être, de leurs tourments. Si ce « tu » m’a gênée au début (mais de qui est-il question ici ? d’elle, de lui, d’un autre ?), très vite, il devient indispensable, la seule et unique façon d’aborder les personnages dans leur intimité, leur mystère, leur ambiguïté.
Et puis, il y a aussi ce récit non linéaire, ces retours en arrière qui permettent de comprendre qui sont ces personnages, pourquoi ils sont devenus ce qu’ils sont, quel terrible événement les a construits, de quelle souffrance ils sont nés. Tout se met en place par petites touches, jusqu’à la fin. Le puzzle prend forme, l’histoire prend sens.
Enfin, et c’est la première fois que je vis cela, lire Trois concerts, c’est plonger dans le monde de la musique, la vivre de l’intérieur au moment même où elle se joue, la sentir, la comprendre. Pour cela, l’auteure (qui n’est pas musicienne) s’est plongée (pendant plus de sept années) dans de très nombreux écrits de musiciens, a écouté leurs témoignages et elle a traduit leur vécu, leur quotidien, leurs sentiments, leurs impressions, l’enseignement qu’ils ont suivi, leurs expériences, leurs galères, leur carrière, leurs compromis, leurs plus grandes joies et franchement, c’est bluffant de vérité!
On découvre un monde, un milieu : celui des musiciens qui doivent vivre, gagner de l’argent, accepter de se vendre (ah la com!), de se produire dans des concerts parfois « alimentaires ». La rencontre entre le monde immatériel, idéal et pur qui est le leur et les préoccupations bassement matérielles auxquelles ils sont confrontés crée un choc terrible, une dualité presque insupportable mais certainement inévitable pour ceux qui tentent de vivre de leur art. Mais tout le monde n’y parvient pas…
Et surtout, l’auteure sait traduire la musique par des mots : on y est, on la vit, on l’entend de l’intérieur, on l’aborde du point de vue de celui qui la joue. Je n’avais jamais ressenti une telle proximité avec la musique à la lecture d’un texte littéraire. Quelle justesse et quelle puissance d’expression !
Lola Gruber est douée, vraiment très douée. Il ne faut surtout pas passer à côté de ce texte incroyable dont, à mon avis, on n’a pas assez parlé. Mais il est encore temps de se rattraper !
Quant à moi, je suis plus que conquise.
On tient là une grande, c’est certain !
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