On dit souvent des romanciers (et surtout des romancières d’ailleurs, sans que l’on sache très bien pourquoi les femmes seraient plus concernées par cette appellation) qu’ils ont « un univers ». Une facilité d’écriture bien commode pour le critique mal réveillé parce qu’elle permet de suggérer à peu de frais tout et n’importe quoi sans être obligé de s’expliquer clairement. Espérons donc que l’internaute nous pardonnera ici d’utiliser ce terme, et précisons d’emblée, avant qu’il ne s’en aille cliquer ailleurs, que cette fois-ci on ne l’emploie pas pour rien : Marie Modiano a bien un univers. La meilleure preuve, c’est qu’elle l’a inventé. Vous pouvez donc lire le reste de l’article, sachez qu’il est sincère et que je suis très réveillée. Et même, vous pouvez aussi lire le livre de Marie Modiano, vous ne le regretterez pas.
Voici donc une narratrice un peu rêveuse qui vit dans un pays qui pourrait être le nôtre mais ne l’est pas tout à fait, qui pourrait en être un autre mais ce n’est pas cela non plus. Ici, rien n’existe que dans l’imagination de l’auteure qui dessine une géographie où l’on avance pas à pas. La narratrice est poète, elle gagne un peu d’argent en lisant des textes à la radio, économise pour tenir le plus longtemps possible, boit des jus d’abricot en attendant son amoureux qui est serveur dans un bar sur la jetée. Petits détails de l’hiver raconté jour par jour dans son journal, poésies glissées entre les pages, noms de lieu inventés et ville imaginaire, on pense que c’est léger et on s’en amuse, on savoure ce très fin décalage avec la réalité. Mais c’est méconnaitre Marie Modiano -fille de, et oui, la filiation est heureuse. Peu à peu, quelque chose de glacial s’insinue dans cet univers qui n’est charmant qu’en façade, un mauvais pressentiment nous déstabilise et nous inquiète. C’est qu’une menace envahit les pages et s’insinue partout, angoissante. Dans cette ville imaginaire, il faut un visa pour se déplacer hors des murs, les habitants doivent chaque mois fournir un temps de travail gratuit à la Nation, la police d’Etat veille, surveille et pose des questions. La narratrice se cache, doit faire appel à la générosité d’une ancienne camarade, détestée mais bien placée, pour se dépêtrer d’une situation inextricable.
L’univers de Marie Modiano est plein de fantômes, et elle sait, en poète autant qu’en romancière, distiller dans son livre une émotion ténue, faite de silence et de mots.